Introduction à
sa pensée
Deux modes de conscience : la notion de conversion psychique

 

Robert Doran

(© Copyright 2011 Robert Doran Conférence prononcée le 10 décembre 2011 à l’Institut Thomas More de Montréal dans le cadre de la série « Listening to Lonergan »)


Je tiens à remercier Irene Menear qui m’a invité à m’adresser à vous dans le cadre de la série « Listening to Lonergan ». Je connais bien l’Institut, où je suis venu dès les années 1970 à plusieurs reprises, et où j’ai été interviewé par Eric O’Connor, Charlotte Tansey, Cathleen Going et d’autres au sujet de ma notion de conversion psychique. J’ai donc pensé qu’il serait approprié de vous faire part aujourd’hui de quelques réflexions sur la conversion psychique, notamment de mes idées récentes à ce sujet. Je vous parlerai tout d’abord de la naissance de cette notion, et présenterai une histoire schématique de son développement et des principales applications que j’en ai tirées jusqu’ici, pour conclure en présentant mes réflexions actuelles, notamment les liens que je fais avec la philosophie de Martin Heidegger, avec la psychologie des profondeurs de C.G. Jung et avec la théorie du désir mimétique de René Girard. Comme vous le verrez dans la première section, Heidegger et Jung m’ont influencé dès l’époque de l’émergence de la notion de conversion psychique. Or j’ai développé récemment de nouvelles perspectives à leur égard, que je mentionnerai à la fin. Mes réflexions sur Girard sont très récentes.

  1. Naissance d’une idée

    Une idée est le contenu d’un insight, d’un acte de compréhension. Certains actes de compréhension suscitent un grand enthousiasme, mais d’ordinaire les actes de compréhension sont plus banals et passent inaperçus. L’insight en question a été un événement de type « Eurêka! ». Je me rappelle encore de manière très vive de l’endroit où je me trouvais et de la manière dont ça s’est passé. (Certes, le niveau d’enthousiasme n’est pas garant de la justesse de l’insight). L’insight dont je parle est advenu en février 1973, dans ma chambre, à la résidence jésuite de l’Université Marquette. J’étais étudiant et je faisais un doctorat en théologie, et j’étais inscrit à un cours sur l’œuvre de Rudolf Bultmann. Je rédigeais une dissertation sur les aspects heideggériens de la pensée de Bultmann. Bultmann a été influencé énormément par L’être et le temps, une œuvre qui lui a fourni ce que Lonergan appellerait les catégories générales de sa théologie, les catégories que sa théologie partageait avec d’autres disciplines.1 Je m’étais investi profondément dans l’œuvre de Lonergan depuis 1967, année où j’ai lu Insight pour la première fois, et au printemps de 1969 j’avais participé à un séminaire de deuxième cycle sur l’œuvre tardive de Heidegger, dirigé par William Richardson à l’Université Fordham – le cours le plus difficile, mais aussi le meilleur cours que j’aie jamais suivi. Depuis ce moment-là, et jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours été intéressé aux relations qui pourraient être établies de manière créative entre Lonergan et Heidegger. Ces relations sont très complexes, mais permettez-mois d’ajouter rapidement que je m’intéresse à une possible auto-médiation entre ces deux figures, qui serait avantageuse pour les deux, sans pour autant opérer une fusion de leurs horizons. Je sais que la tâche est devenue beaucoup plus complexe depuis que j’ai formulé mes questions originales, en raison des questions soulevées dans diverses publications sur les liens de Heidegger avec le nazisme et de la problématique très complexe des liens de sa philosophie avec le national-socialisme. Les réponses à ces questions ne sont pas simples, ni dans un sens ni dans l’autre. Cet engagement politique – il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un engagement profond, sur une longue période, et que Heidegger n’a pas été honnête dans certaines de ses déclarations d’après la guerre – contraste nettement avec l’engagement passionné de Lonergan envers la démocratie et le développement éducationnel et intellectuel qu’il jugeait nécessaire au fonctionnement de la démocratie, lui qui dépeignait le nazisme et le communisme stalinien, au chapitre 7 d’Insight, comme l’apogée du cycle long du déclin dans l’histoire culturelle de l’humanité. Certaines déclarations enregistrées de Heidegger à l’époque où il était recteur de l’Université de Fribourg incarnent précisément la description suivante des derniers stades du cycle proposée par Lonergan : « La réalité [on pourrait dire l’Être (Sein)], c’est le développement économique, le dispositif militaire, et la domination politique de l’État absolu. Les fins de cette réalité justifient tous les moyens. Et au nombre des moyens dont elle dispose il faut compter, non seulement l’ensemble des techniques d’endoctrinement et de propagande, toutes les tactiques de pressions économiques et diplomatiques, et tous les mécanismes permettant de faire échec à la conscience morale et d’exploiter les affects secrets de l’être humain civilisé, mais également le terrorisme de la police politique, des prisons et de la torture, des camps de concentration, du déplacement ou de l’extermination des minorités, et de la guerre totale. »2 Néanmoins, beaucoup trop souvent, les gens qui étudient l’œuvre de Lonergan et cherchent à établir des liens avec d’autres penseurs font une démarche à sens unique. Je me suis toujours opposé à cette vision unilatérale, qui contredit à mon sens la façon dont Lonergan abordait d’autres auteurs. Comme me le faisait remarquer David Tracy il y a quelques années, Lonergan en général – de telles affirmations souffrent toujours des exceptions – était un lecteur généreux, contrairement à un certain nombre de gens qui étudient son œuvre et préfèrent déceler chez les autres penseurs des contrepositions plutôt que de valoriser leurs interlocuteurs.

    William Richardson avait affirmé une fois que pour bien comprendre L’être et le temps, le grand ouvrage de jeunesse de Heidegger, il fallait lire un autre ouvrage de cet auteur, publié deux ans après L’être et le temps, soit Kant et le problème de la métaphysique. Et alors que je travaillais à ma dissertation sur Bultmann, ou plutôt pendant que je travaillais sur L’être et le temps en rédigeant une dissertation sur Bultmann, je lisais le livre de Heidegger sur Kant, et alors que je prenais un grand nombre de notes de lecture, il s’est produit chez moi une percée vers la notion de conversion psychique.

    Si vous avez lu le livre de Heidegger sur Kant, vous vous souvenez sans doute qu’il souligne le rôle de l’imagination transcendantale dans la première édition de la Critique de la raison pure, et qu’il signale que ce rôle n’est pas accentué aussi fortement dans la deuxième édition. Heidegger veut retrouver l’importance accordée à l’imagination transcendantale dans la première édition. Selon l’interprétation de Heidegger, l’imagination transcendantale comme temps pur ou pure auto-affection fonde la possibilité intrinsèque de la connaissance ontologique, c’est-à-dire de la structure de l’Être-structure des êtres. Vous voyez donc pourquoi William Richardson voit dans le livre sur Kant la clef pour la compréhension de L’être et le temps.

    C’est dans ce contexte qu’a émergé la notion de conversion psychique. Car j’ai compris que ce que je cherchais à intégrer avec la pensée de Lonergan pouvait aussi s’appeler imagination transcendantale, quoique dans un sens très différent de celui de Kant ou de celui que Heidegger cherche à voir dans la pensée de Kant.3 Je connaissais la terminologie de la conversion pour avoir lu Method in Theology, paru en 1972, qui fait état des conversions intellectuelle, morale et religieuse.4 Le travail sur Heidegger, à la fois sur le premier Heidegger et le Heidegger de la maturité, avait commencé à me procurer une façon de formuler une conviction que ce que Lonergan appelle l’intériorité enferme davantage que les opérations que nous commençons à nous approprier en lisant Insight et qui sont développées davantage avec la présentation des jugements de valeur et de la décision dans Method in Theology. Lonergan lui-même évoque ce « davantage » dans Method in Theology quand il écrit : « Après avoir présenté le développement des opérations, parlons maintenant d’un autre développement, celui des sentiments. »5 Mais ce « davantage », en 1973 du moins, peu de personnes étudiant la pensée de Lonergan étaient disposées à le prendre au sérieux. Il s’est imposé chez moi, parce que pendant plus d’une année avant l’émergence dans mon esprit de la notion de conversion psychique, j’avais vécu de manière tout à fait inattendue une période d’activité onirique intense et très intéressante. J’avais consulté à Milwaukee un psychologue, Charles Goldsmith, qui faisait appel à des techniques apparentées à Jung (dans un esprit absolument non dogmatique, heureusement) pour l’interprétation des rêves, même s’il n’était pas un analyste jungien au sens strict. Le travail du rêve et la relation des rêves et des symboles aux sentiments me confirmaient dans la conviction qu’il y a plus dans la conscience différenciée intérieurement que ce que présente la philosophie de Lonergan, notamment la philosophie formulée dans Insight (que je considère toujours comme un grand classique philosophique, peut-être le plus grand du siècle dernier).

    La lecture du livre de Heidegger sur Kant a été le bain d’Archimède favorisant le « Eurêka! » qui est devenu la conversion psychique. Cela ne veut pas dire que j’étais à l’aise avec tout ce que dit Heidegger dans ce livre ou dans L’être et le temps. Loin de là. La première phrase de la section « Esthétique transcendantale », dans la Critique de la raison pure, un texte central pour Heidegger (même s’il complique sa lecture avec sa phénoménologie herméneutique) : « De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, et que toute pensée, à titre de moyen, prend pour fin, est l’intuition6 » constitue pour Lonergan la contreposition fondamentale. J’étais d’accord et je suis toujours d’accord avec Lonergan là-dessus. En outre, lorsque j’ai lu L’être et le temps pour la première fois, je ne pouvais éviter de penser constamment à une affirmation que formule Lonergan dans le chapitre d’Insight consacré à l’objectivité : « Le temps est » en étant dans l’univers de l’être7 ». Ce n’est donc pas l’être qui est interprété en fonction du temps. Il y a là une différence radicale, qui tient en fait à ce que Lonergan appelle une conversion intellectuelle. Je soupçonne que l’écart prend sa source dans les réflexions de Heidegger sur Scot, dans son Habilitationsschrift. Il s’inscrit certainement dans la tradition de l’univocité de l’être qui prend racine chez Scot. Je pensais alors et je pense toujours comme Lonergan que de telles interprétations de la signification de l’être sont de simples « intrusions de l’imagination », et je considère le livre de Heidegger sur Kant, où la structure temporelle de l’imagination transcendantale devient l’horizon de l’interprétation de la structure d’Être des êtres, comme la pièce à conviction A dans la démonstration de cette affirmation. Pourtant, cette accentuation ouvre une dimension qui est précisément ce qui occupe mon attention depuis que j’ai commencé à lire Heidegger, et qui revêt simplement une plus grande urgence depuis que je suis exposé au monde des rêves et à la pensée de Jung. Une certaine connexion s’était établie de quelque façon entre le désir de connaître sans limite, dont l’objectif est de tout connaître sur toutes choses, un objectif « à l’intérieur » duquel le temps existe, et le souci, le Sorge projeté sur les murailles du temps, établi par l’Einbildungskraft qui constitue pour Heidegger le fondement de l’Être des êtres. La signification originale de la conversion psychique, au moment où cette notion émergeait dans ma propre pensée, tient donc précisément à cette connexion, à ce lien entre deux dimensions de la conscience (Lonergan) ou du Dasein (Heidegger) – et je sais bien que Heidegger ne voudrait pas parler du Dasein en faisant appel à la conscience, parce que sa notion de conscience (Bewusstsein) n’est pas aussi radicale que celle de Lonergan, ou elle peut être due à son rejet catégorique du néokantisme – ou les deux.

    L’émergence de la notion de conversion psychique tient à un autre facteur tout aussi important, soit l’affirmation, formulée dans L’être et le temps, voulant que le Verstehen et la Befindlichkeit, la compréhension et « le sentiment de la situation8 », la disposition, l’humeur, soient des manières constitutives équiprimordiales d’être le Dasein, où la compréhension se fonde essentiellement sur l’avenir, alors que le sentiment de la situation se temporalise essentiellement dans l’avoir-été. Transposées dans la terminologie d’Insight et de Method in Theology, les opérations intentionnelles, avec la compréhension en leur centre, et la psychè sensible constituent deux dimensions distinctes mais inséparables de la présence à soi que Lonergan appelle conscience. Dans chacun des cas – et quel que soit le langage choisi – la conversion psychique est la découverte du lien entre ces deux dimensions, la création d’une communication intérieure entre elles, pour utiliser le langage auquel Lonergan lui-même a recours dans Method in Theology pour parler des symboles. En outre, à mon sens une objectivation adéquate de la conversion psychique devrait prolonger la notion heideggérienne de Verstehen pour couvrir toutes les dimensions de l’acte de comprendre dans la philosophie de Lonergan, même lorsque le Verstehen de Heidegger ajoute une clarification essentielle, comme nous le verrons, à une dimension de la pensée de Lonergan.

    Je suis en train de préparer pour publication dans les Collected Works de Lonergan un volume qui inclut ses notes pour ses cours sur la méthode donnés à l’Université Grégorienne de 1959 à 1962. Dans le premier de ces cours, « De intellectu et Methodo », « La compréhension et la méthode », en énumérant les problèmes qui donnent naissance à la question de la méthode, Lonergan inclut le grand fossé qui s’est creusé dans l’histoire intellectuelle de l’Occident et en particulier dans la théologie catholique post-scotiste, entre ce qui est devenu un intellect conceptualiste, d’une part, et les images à l’intérieur desquelles un insight véritable se produit dans les vies sensible, affective et imaginative des croyants, d’autre part. Il s’agit du même problème, dans un autre contexte. Il n’est résolu que partiellement par une correction du conceptualisme de Scot et par une conversion intellectuelle accomplie grâce à une théorie cognitive correcte. Dans ma première présentation publique de la notion de conversion psychique, en 1974, au premier Lonergan Workshop à Boston College, j’ai parlé d’une faille psychique.

    Quoi qu’il en soit, ce sont là les fils qui se sont rejoints de manière soudaine et inattendue un après-midi, pendant que je lisais Kant et le problème de la métaphysique, pour produire l’insight où j’ai compris qu’en plus des conversions fondamentales que Lonergan désigne comme les conversions intellectuelle, morale et religieuse, il y a une quatrième dimension de la conversion, une dimension qui établit ou rétablit un lien qui n’aurait jamais dû être brisé, le lien entre les opérations intentionnelles de la compréhension, du jugement et de la décision, d’une part, et, d’autre part, le mouvement de marée qui s’amorce en amont de la conscience, qui émerge à la conscience sous la forme des images et des affects oniriques, qui continue d’imprégner les opérations intentionnelles sous la forme des sentiments, et parvient au-delà de ces opérations et de ces états dans les relations et les engagements interpersonnels qui constituent les familles, les communautés et les religions. Inutile de dire que le langage intérieur et extérieur employé dans cette réminiscence n’avait pas encore émergé ou émané dans ma formulation; de fait, j’utilisais au début différentes désignations pour la conversion dont je parlais – affective, esthétique, psychologique, jusqu’à ce qu’un ami, Vernon Gregson, qui savait exactement ce dont je parlais, me convainque d’employer l’expression « conversion psychique ».

  2. Une brève histoire de cette idée

    L’idée originale portait donc sur l’existence d’une quatrième dimension de transformation personnelle, une dimension non incluse spécifiquement dans la présentation chez Lonergan des conversions intellectuelle, morale et religieuse. Cette autre dimension n’était pourtant pas sans lien avec ce dont parlait Lonergan, et comme je tentais d’intégrer mon idée dans l’apport substantiel que j’espérais offrir avec ma thèse de doctorat, j’ai commencé à concevoir certaines de ces relations.

    Lorsque j’ai présenté à Lonergan pour la première fois ce que j’étais en train d’élaborer, à l’automne de 1973, pendant que j’amorçais la structuration de ma thèse, il m’a demandé si mon propos s’harmonisait avec ce qu’il avait dit des symboles et des sentiments dans Method in Theology. Il voulait entendre une réponse affirmative, et il pensait de fait que la réponse devait être affirmative. J’ai répondu de manière affirmative – heureusement, il ne m’a pas demandé d’expliquer ma réponse, ce que je n’étais pas prêt à faire! Cette explication est venue au cours de la rédaction de ma thèse. La clé de cette justification tenait à la position intermédiaire occupée par les sentiments entre l’analyse des valeurs que nous offre Lonergan dans le deuxième chapitre de Method in Theology et sa présentation des symboles dans le troisième chapitre. Pour trouver le lien, il faut mettre en relation les deux citations suivantes, tirées des deux chapitres mentionnés : « À mi-chemin entre le jugement de réalité et le jugement de valeur, se trouve la perception de la valeur. Cette perception se produit dans les sentiments9. » « Un symbole est l’image d’un objet réel ou imaginaire qui évoque un sentiment ou qui est évoquée par un sentiment10. » Si le symbole évoque ou est évoqué par un sentiment, et si la valeur est appréhendée dans les sentiments, alors nous pouvons saisir que les sentiments établissent un lien entre les symboles et les valeurs. Et si tel est le cas, alors ce que je commençais à appeler appropriation de soi psychique, l’appropriation de sa propre existence sur le plan des sentiments, notamment lorsque cette existence se manifeste dans les symboles élémentaires du rêve et d’autres cristallisations psychologiques similaires, pourrait intéresser la position existentielle personnelle comme sujet moral, ayant trait à la valeur et à la non-valeur; c’est-à-dire que cette appropriation devrait jouer un rôle dans ce qui est connu comme un discernement moral ou religieux. Voilà l’idée développée dans ma thèse, publiée par la suite par Marquette University Press sous le titre Subject and Psyche11, où les principaux interlocuteurs sont, outre Lonergan, Paul Ricoeur, Eugene Gendlin et Jung, en plus d’un clin d’œil occasionnel à Heidegger.

    Il me restait à relier mon propos aux passages d’Insight sur la dialectique du sujet, où Lonergan s’appuie sur une position freudienne pondérée, ou réorientée, pour parler de la scotomatisation, de la répression, de la dissociation et de la déviation dramatique. En réétudiant Insight dans la perspective de ce que je tentais de formuler, j’ai été capable de définir la conversion psychique comme la transformation du censeur qui dans le développement de la personne passe d’un rôle répressif à un rôle constructif. J’ai continué à m’en tenir à cette définition, et je considère toujours aujourd’hui qu’il s’agit là d’une notion essentielle, quoique peut-être incomplète, de ce que j’entends par conversion psychique.

    Au cours des années 1980, dans des articles publiés, dans un deuxième livre intitulé Psychic Conversion and Theological Foundations12 dans des cours que j’ai donnés à Regis College et dans des exposés aux Lonergan Workshops tenus à Boston College, j’ai continué d’exploiter les ressources contenues dans le double ensemble de relations que j’avais établies avec Lonergan, respectivement avec Method in Theology et avec Insight. Or à l’époque je rédigeais un autre ouvrage que j’ai mis une décennie à rassembler, et qui est devenu Theology and the Dialectics of History.13 Tout ce travail répondait pour moi, dès le départ, à une finalité théologique, et cette dimension théologique a commencé à être élaborée dans un nouveau livre, où je tentais d’établir les catégories d’une théologie de l’histoire, c’est-à-dire d’une théologie qui comprendrait les grands éléments de doctrine chrétienne en rapport avec la constitution de l’histoire. J’ai découvert dans mes explorations d’Insight que Lonergan lui-même avait situé la composante sensible-psychique à la fois dans la dialectique du sujet et dans la dialectique de la communauté.

    La dialectique du sujet est la dialectique qui se déploie entre le courant de fond neural qui émerge à la conscience sous la forme d’images et d’affects, d’une part, et, d’autre part, l’orientation du sujet intelligent, rationnel, existentiel qui constitue son monde et se constitue lui-même par ses insights, ses jugements et ses décisions. La dialectique a pour objet non pas de choisir un élément au détriment d’un autre, mais d’assurer leur interaction harmonieuse. J’en suis donc venu à considérer les pôles respectifs de la dialectique comme contraires, et non contradictoires. Les considérer comme contradictoires, c’était s’acheminer vers une catastrophe personnelle. Il y a une tendance chez les jungiens et d’autres personnes marquées par la psychologie, dont la théorie cognitive implicite ou explicite laisse à désirer, à accentuer le rôle psychique au détriment de la dimension spirituelle. Mais je pense par ailleurs qu’il y a une tendance chez les étudiants de la pensée de Lonergan à négliger le pôle psychique et à accentuer l’intellect de manière excessive.

    La dialectique de la communauté est la dialectique qui se déploie entre une intersubjectivité vitale et de fait primordiale et l’intelligence pratique dans son travail d’établissement de la formation du capital, des systèmes économiques et des arrangements politiques. Soulignons une fois de plus que la dialectique oppose des éléments contraires, mais non contradictoires. Et que les communautés s’acheminent vers une catastrophe si elles accentuent tellement le pôle intersubjectif ou le pôle de l’intelligence pratique qu’elles négligent l’autre pôle.

    À ces deux dialectiques prises chez Lonergan j’ai ajouté une dialectique des significations culturelles constitutives. Et je l’ai appelée dialectique de la culture. La dialectique de la culture est la dialectique qui se déploie entre la signification constitutive cosmologique et la signification constitutive anthropologique. Dans les cultures cosmologiques la mesure de l’intégrité se situe dans les rythmes de la nature non humaine, et le processus de l’intégrité se déplace de ces rythmes d’abord jusqu’à la communauté et, à travers la communauté, aux personnes. Dans les cultures anthropologiques à leur meilleur la mesure de l’intégrité tient à une réalité qui transcende le monde et, par la conscience et la grâce, nous dispose en correspondance avec elle-même, et le processus d’intégrité se déploie de cette mesure qui transcende le monde jusqu’à la personne, puis, par la collaboration entre les personnes à l’écoute de cette réalité, vers la création d’une communauté vivant en harmonie avec cette mesure. Or cette dialectique, là aussi, est une dialectique des éléments contraires, et non contradictoires. Les cultures qui accentuent la dimension cosmologique et n’ont pas développé la dimension anthropologique penchent vers un fatalisme lié à une identification trop étroite à des schèmes de récurrence non humains, alors que les cultures qui négligent la dimension cosmologique risquent de mettre en danger l’environnement naturel avec ses équilibres écologiques délicats.

    J’ai mis ces trois dialectiques en relation, en faisant appel à l’échelle des valeurs de Lonergan – valeurs vitales, sociales (la dialectique de la communauté), culturelles (la dialectique de la culture), personnelles (la dialectique du sujet) et religieuses, et j’ai souligné que dans chacun de ces trois processus dialectiques la psychè humaine joue un rôle constitutif dans l’établissement de l’intégrité, alors que toute valorisation d’un pôle de la dialectique (spirituel ou psychique) au détriment de l’autre est source de gauchissement, soit chez le sujet, soit dans la culture ou dans la communauté. J’ai affirmé que les jungiens ont tendance à accentuer le psychique au détriment de l’intentionnel, alors que les gens qui étudient la pensée de Lonergan tendent à commettre la faute contraire. J’ai pu, dans ce parcours, proposer une différentiation plus poussée de la compréhension que Lonergan formule de la dialectique de l’histoire en faisant appel au jeu simultané des forces du progrès, des facteurs de déclin et de la grâce rédemptrice de Dieu, en faisant intervenir le fonctionnement intégral ou la ventilation intégrale de l’échelle des valeurs.

    J’avais alors terminé le travail de base, nécessaire, qui me permettait de poursuivre la démarche que j’avais entreprise au début des années 1990, soit la construction d’une théologie systématique. J’avais d’abord à cette fin exploré la théologie systématique déployée dans l’œuvre même de Lonergan, qui est peut-être la meilleure théologie écrite en mode scolastique depuis Thomas d’Aquin, et de la transposer dans les catégories proposées dans Method in Theology, en amplifiant ces catégories avec les développements que permettait l’intégration de la conversion psychique dans la réalité fondamentale dont les catégories sont tirées. J’ai bientôt découvert – si je n’en avais pas conscience depuis le début – qu’une telle tâche devait faire appel à un travail de collaboration. Personne ne saurait produire seul une théologie systématique complète, à mon sens, pas plus qu’une somme de la chimie contemporaine. Seule une communauté peut y parvenir. J’ai travaillé pour ma part sur les écrits de Lonergan concernant la grâce et la Trinité et, dans une moindre mesure, la christologie (j’espère prolonger bientôt les travaux que j’ai réalisés jusqu’ici en christologie). Je ne crois pas que je pourrai aller bien au-delà de ces trois domaines centraux, mais ce sera du moins un début, et j’espère que d’autres poursuivront le travail amorcé. Je me propose ici simplement d’indiquer le rôle de la conversion psychique dans les fondements revendiqués de cette théologie systématique.

    Mes premiers essais en théologie systématique ont été formulés dans un article intitulé « Consciousness and Grace ».14 J’essayais de transposer dans le langage de l’intériorité la première thèse de Lonergan, publiée dans un supplément sur la grâce intitulé « De ente supernaturali ». Cette thèse affirme l’existence d’une communication créée de la nature divine suscitant les opérations qui nous permettent d’atteindre l’être même de Dieu. Ma question était : Comment définir, en rapport avec la conscience, une communication créée de la nature divine? Cet article a entraîné de nombreux débats, beaucoup plus que ce à quoi je m’attendais. Les débats étaient centrés surtout sur mon affirmation de l’existence d’un cinquième niveau de conscience, au-delà des niveaux de l’expérience, de la compréhension, du jugement et de la décision, qui occupent une place si importante dans l’œuvre de Lonergan. J’ai toujours trouvé que d’autres éléments importants dans cet article n’ont attiré qu’une attention furtive. L’un de ces éléments touche intimement à la question de la Befindlichkeit, du sentiment de la situation, de la disposition, de l’humeur, de la sensation de soi qui accompagne toutes nos opérations intentionnelles, c’est-à-dire de cet élément d’intériorité que mon propos sur la conversion psychique cherche à mettre en lumière. J’affirmais que cette sensation de soi est transformée par l’accueil de l’amour de Dieu. C’était là en fait le point central de l’article, qui a été occulté tout à fait dans les débats sur le nombre de niveaux de conscience. La différence dans la présence à soi que produit le fait d’être bénéficiaire d’un amour sans restrictions, que cette expérience soit explicitement religieuse ou non, avait déjà été explorée dans le chapitre 8 de Theology and the Dialectics of History, mais dans ce nouvel article je reliais explicitement ce changement à la dimension religieuse comme, si vous voulez – et ce n’est pas le langage que j’employais dans « Consciousness and Grace » - un effet formel du don que Dieu nous fait de son amour. En somme, je proposais que ce qui dans ma tradition ignacienne était appelé discernement, qui a trait à ce qu’Ignace désigne comme « les affections », pouvait être intimement lié à ce dont je parlais dans mon exposé sur la conversion psychique.

    L’accent mis sur le changement dans l’immédiateté des dispositions personnelles a pris une place de plus en plus importante dans les écrits successifs sur le même sujet produits au cours des années 1990, et jusque dans les années 2000, pour culminer dans différents exposés présentés en 2005, qui relient ma pensée directement aux Exercices spirituels de saint Ignace.15 Pour évoquer Heidegger un moment, il y a une Befindlichkeit qui découle de ce que Karl Rahner, dans un dialogue implicite avec Heidegger, appelle l’existential surnaturel – même si je concevrais probablement ce dernier élément un peu différemment par rapport à Rahner, comme le don de l’amour sans restrictions de Dieu approprié par le sujet existentiel, soit dans une expérience religieuse intense, soit, le plus souvent, par une réminiscence des dons de Dieu reçus au cours de sa vie – il y a une Befindlichkeit bien différente de l’état d’esprit qui prévaut dans L’être et le temps. Cet état d’esprit peut difficilement être qualifié de paisible ou heureux. (Quant à la pensée ultérieure de Heidegger, c’est une autre histoire.) L’affirmation centrale de « Consciousness and Grace » tenait à cette mise en relief, et non à une question de nombre de niveaux de conscience.16

    Cette mise en relief de la transformation des dispositions découlant du don de l’amour occupe une place plus centrale récemment, alors que je tente de contribuer à un réveil des approches augustinienne et thomiste d’une analogie psychologique des processions trinitaires. Mais avant de mentionner quoi que ce soit à cet égard, je veux indiquer un autre retour à Heidegger qui s’est produit au début du présent siècle, dans un texte intitulé « Reception and Elemental Meaning », et dans d’autres textes misant sur les affirmations contenues dans le premier17. Pour Lonergan, la psychè est identique à ce qu’il appelle la conscience empirique, soit le niveau de l’expérience, distinct des niveaux de la compréhension, du jugement et de la décision. Or le propos que Lonergan nous présente sur la conscience intentionnelle dans Insight s’amorce avec cinq chapitres sur la science empirique : cette entrée en matière a contribué, à mon avis, à appauvrir la notion de conscience empirique chez bon nombre de personnes étudiant la pensée de Lonergan, qui ont perçu ce premier niveau de la conscience comme celui des données non informées par un acte de signification. Cet appauvrissement de la notion de conscience empirique me hantait depuis le début de mes travaux sur la conversion psychique, mais je ne trouvais pas la façon appropriée d’affronter le problème jusqu’à la rédaction de ce texte, « Reception and Elemental Meaning ». Le fait est que Lonergan lui-même mentionne, dans Insight, dans sa présentation initiale des niveaux de conscience au chapitre 9, que les « énonciations », les « images libres », font partie des données présentées à la conscience au niveau empirique, et que ces données sont déjà sous l’influence des niveaux « supérieurs » même quand ils sont présentées au niveau empirique.18 Il souligne plus tard que les données des sciences humaines et de la théologie sont elles-mêmes investies d’actes de signification humains et parfois divins, et que par conséquent (j’emploie ici mes propres mots) il y a une sorte de Verstehen qui intervient au tout premier niveau de la conscience – non pas, certes, l’acte originaire de la compréhension qui émerge du questionnement personnel, mais quelque chose qui est je crois compatible avec l’accentuation de l’universalité de la structure herméneutique chez Heidegger. J’ai établi un rapport entre la conversion psychique et cette accentuation, puisque la conversion psychique relie les niveaux appelés supérieurs avec la conscience empirique. J’ai souligné que ce lien nous permet d’intégrer la notion heideggérienne de vérité comme aletheia, non-dissimulation, dévoilement, et l’accent mis par Lonergan sur la vérité du jugement émanant de la saisie de l’inconditionné de fait. En somme, cette saisie n’est pas possible sans l’aletheia. Le « laisser-être » des données et de l’insight fait partie du processus même de vérification qui mène à la saisie de l’inconditionné de fait. Néanmoins, ce laisser-être doit céder le pas à l’inconditionné avant la vérité qui n’advient formellement qu’une fois atteint le jugement.

    Permettez-moi de revenir aux tentatives que je fais actuellement pour offrir certains développements sur l’analogie psychologique visant à une compréhension des processions trinitaires.

    Il existe quatre versions de l’histoire de la théologie trinitaire occidentale de ce que l’on en est venu à appeler l’analogie psychologique. Ni Augustin ni Thomas d’Aquin n’ont employé le langage de l’analogie en proposant leur point de vue, mais l’histoire effective de leurs théologies trinitaires a établi que le langage analogique était la façon appropriée de faire état de ce qu’ils ont accompli. La structure de l’analogie est la même dans les quatre versions, la principale différence tenant au premier élément de l’analogie, soit l’analogue représentant le Père.

    Pour donner un aperçu un peu trop bref : chez Augustin, l’analogie commence par la memoria, qui selon une interprétation signifie l’état dans lequel le mens, l’esprit, se trouve lui-même, et donc la Befindlichkeit; cet état donne naissance à un mot, verbum, et de la memoria et du verbum pris ensemble procède l’amour. Ainsi le Père est analogue, d’une façon éloignée, à la memoria, le fils au verbum, et l’Esprit Saint à l’amor.

    Chez Thomas d’Aquin, l’analogue représentant le Père est l’intelligere, l’acte de compréhension lorsqu’il parle ou exprime (dicere) ce qu’il comprend; le Fils est la Parole prononcée par le Père; et le dire et la Parole pris ensemble insufflent l’Amour qui est l’Esprit Saint.

    La même analogie se retrouve essentiellement dans les œuvres de jeunesse de Lonergan, mais avec des raffinements. Premièrement, l’expression qui est l’analogue propre représentant le Fils est un jugement de valeur, iudicium valoris, une équation mentionnée une fois seulement, il est vrai, dans la théologie trinitaire systématique de Lonergan, De Deo Trino : Pars Systematica (le texte latin et sa traduction anglaise sont maintenant disponibles dans les Collected Works de Lonergan)19. Deuxièmement, le processus analogique de l’« émanation intelligible » chez le sujet humain a été soumis par Lonergan à une analyse beaucoup plus serrée que toute exploration explicite proposée par Thomas d’Aquin, quoique Lonergan ait affirmé de manière convaincante dans son étude du verbum chez Thomas d’Aquin que tout ce qu’il avançait était tout à fait en congruence avec la compréhension de Thomas d’Aquin.

    La quatrième version, si vous voulez, de l’analogie psychologique est présentée par le Lonergan de la maturité, et dans son analyse l’analogue pour le Père est la synthèse supérieure de la connaissance et du sentiment qui est l’état dynamique d’être en amour. De cette disposition procède le jugement de valeur qui est l’analogue pour le Fils, et des deux équations prises ensemble procèdent des actes d’amour qui sont l’analogue pour l’Esprit Saint20.

    Les quatre versions, à mon avis, nous fournissent toutes une compréhension éloignée et obscure de ce que les chrétiens confessent au sujet de Dieu chaque fois qu’ils récitent le Credo de Nicée : Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu. Les analogies de Thomas d’Aquin et notamment du Lonergan de la jeunesse manifestent strictement que ce qu’a exprimé le Premier Concile du Vatican à propos de la compréhension théologique, soit que la raison illuminée par la foi, lorsqu’elle cherche avec dévotion, attention et pondération est capable de parvenir à une compréhension imparfaite, obscure, analogique et fertile des divins mystères par analogie avec ce que nous savons par nos facultés innées de la compréhension et de la raison, c’est-à-dire par analogie avec les réalités connues naturellement. Le propos de saint Augustin et, je pense, celui du Lonergan de la maturité, découlent de la dimension de l’expérience transformée par la grâce, et je m’inscris dans ce sillage en formulant mes propres propositions pour l’établissement d’une analogie qui soit explicite quant à son contexte transformé par la grâce, ou « surnaturel ». Je fais appel à la memoria d’Augustin précisément en tant que réalisation transformée par la grâce de la Befindlichkeit, c’est-à-dire de l’état d’esprit résultant d’une vue d’ensemble de la vie d’une personne montrant que cette personne a connu l’amour sans restrictions à ses propres yeux. Cette preuve, saisie dans ce que j’appellerais un insight existentiel-éthique réflexif, fonde un jugement de valeur ineffable qui, lentement, avec le temps, devient formulé dans la foi qui est la connaissance née de l’amour religieux. Et de ces deux éléments pris ensemble procède l’amour de celui qui a offert ce don, un amour que la théologie chrétienne appelle charité. À mon sens, la grâce elle-même présente une structure trinitaire : don, foi et amour. Cette structure peut être vécue ou thématique, implicite ou explicite, in actu exercito ou in actu signato. Comme je l’ai souligné ici, cette structure est appropriée d’une manière très schématique, mais elle forme un courant « discret, caché, invitant chacun de nous à s’y joindre »21. Et la Befindlichkeit transformée par la grâce sur laquelle j’ai cherché à attirer l’attention dans « Consciousness and Grace » devient maintenant l’analogue pour le Père éternel22. La conversion psychique est donc devenue une partie intégrante du fondement de la dérivation des catégories théologiques spéciales.

  3. Applications contemporaines

    Il ne me reste que quelques minutes pour indiquer l’évolution récente de ma pensée à propos des applications et de la portée de la notion de conversion psychique. Je commencerai par la théorie du désir mimétique de René Girard, puis je passerai à la notion d’individuation dans la psychologie analytique de Jung, pour conclure avec une proposition concernant la relation appropriée entre la Verstehen de Heidegger et la Befindlichkeit.

    La théorie du désir mimétique de René Girard est devenue pour moi l’instrument principal me permettant de désigner ce que j’entends par ce que Lonergan appelle la déviation dramatique, c’est-à-dire l’aberration de la sensibilité elle-même, que la conversion psychique permet de reconnaître. L’œuvre de Girard peut être mise en relation avec celle de Lonergan si nous partons de l’affirmation suivante, formulée dans la théologie trinitaire systématique de Lonergan : « nous sommes conscients de deux façons : d’une part, par notre sensibilité, nous éprouvons plutôt passivement ce que nous sentons et imaginons, nos désirs et nos craintes, nos plaisirs et nos peines, nos joies et nos tristesses; d’autre part, par notre intellectualité, nous sommes plus actifs lorsque nous cherchons consciemment afin de comprendre, que nous comprenons consciemment afin de formuler une parole, que nous soupesons consciemment les éléments de preuve afin de porter un jugement, que nous délibérons consciemment afin de faire un choix, que nous exerçons consciemment notre volonté afin d’agir »23. Cette affirmation constitue une introduction parfaite à ce que j’essaie de faire en proposant la notion de conversion psychique : établir le lien entre les deux modes de conscience. Ces deux modes ne sont jamais distincts l’un de l’autre, mais le premier, que Girard révèle être non seulement sensible et psychique mais également intersubjectif ou, pour employer son néologisme, « interdividuel », manifeste un grand besoin d’intervention thérapeutique chez la vaste majorité des êtres humains, visant une purification du motif au cœur de notre supplication (pour emprunter à T.S. Eliot et, de façon plus éloignée, à Julienne de Norwich), de crainte que ce motif ne soit contaminé par une impulsion mimétique non reconnue et déforme par conséquent le déploiement même de nos opérations intentionnelles. Nous sommes originellement interdividuels de diverses façons, selon, je pense, la mesure où l’amour a été communiqué à la dimension psychique de la personne dans ses premières années. Or, quelle que soit la santé de cette interdividualité, sans un travail prolongé de notre part nous convoitons probablement ce que notre voisin(e) est ou possède, non pour ses propres fins, mais simplement parce qu’il (elle) est ou possède ce qu’il (elle) est ou possède. C’est là la dimension mimétique sur laquelle Girard attire l’attention, et son analyse de la manière dont cette dimension bouleverse la collectivité humaine constitue un apport permanent, à mon sens, à notre compréhension du désir.

    Cette revisite de la notion de conversion psychique, cette fois en rapport avec l’interdividualité mise en relief par Girard, m’a donné une voie de retour à Jung, et notamment à sa notion d’individuation. Le processus d’individuation est le processus de dénouement des caprices de l’interdividuation. Mais j’estime qu’une voie remarquablement fiable de déploiement du processus d’individuation passe par l’auto-appropriation des opérations mises en jeu par l’être-intelligent, l’être-rationnel et l’être-responsable – une auto-appropriation grandement favorisée par une immersion dans l’œuvre de Lonergan.

    Enfin, tout cela me ramène à d’autres réflexions sur Heidegger et sur ses façons équiprimales d’être le Dasein, c’est à-dire la Verstehen et la Befindlichkeit. Je crois que la Befindlichkeit est devenue la Gelassenheit chez le Heidegger des dernières œuvres, où penser (Denken) est identifié à remercier (Danken), et où le Dasein connaît un repos et une paix inédits par rapport aux perspectives de L’être et le temps. Je peux me tromper, mais j’espère que cela est vrai. J’aimerais proposer, à titre de conclusion, que Lonergan peut enseigner quelque chose à Heidegger sur la relation de la Befindlichkeit à la Verstehen, des états affectifs à la compréhension, qui pourrait faciliter la découverte du lien entre ces dimensions (et entre ces deux penseurs). Dans la pensée de Lonergan il y a une finalité verticale de la psychè pour la participation à la vie de l’esprit humain, aux opérations de la compréhension, du jugement, de la décision et de l’amour. En un sens elles sont équiprimordiales, comme le souligne Heidegger, puisqu’elles se trouvent rarement, sinon jamais séparées les unes des autres. Mais en un autre sens elles sont équiprimordialement conditionnelles. Dans l’univers à émergence probable de Lonergan, ce qui est purement fortuit du point de vue d’un niveau inférieur devient intelligible lorsque « systématisé » à un niveau supérieur : physique, chimique, biologique, psychologique, spirituel, pour dépeindre le paysage à grands traits. La Befindlichkeit a sa propre finalité horizontale, et le Heidegger des œuvres de jeunesse semble s’en satisfaire. Or la réalité signifiée par le terme Befindlichkeit ne devient jamais ce qu’elle pourrait devenir tant qu’elle n’a pas trouvé son lien avec les aventures de la compréhension, de l’affirmation, de la décision, de l’amour reçu et donné. Ce lien lui fournit une finalité verticale vers quelque chose de plus grand, et lorsqu’elle trouve ce lien elle devient ce qu’elle n’aurait jamais pu devenir autrement. J’espère sincèrement que l’on puisse trouver une justification de cette dynamique dans certains des derniers écrits de Heidegger, imprégnés d’une atmosphère contemplative. Quoi qu’il en soit, j’avance que ces derniers écrits nous fournissent des indices auxquels nous pourrions faire appel en apprenant à obéir au premier des préceptes transcendantaux de Lonergan, le précepte qui impose une tâche à la conscience empirique elle-même, à la Befindlichkeit, le précepte lié à la conversion psychique : sois attentif.


1 À propos des catégories générales, voir Bernard Lonergan, Pour une méthode en théologie, p. 325-328.

2 L’insight, p. 251. On trouvera les déclarations évoquées, faites par Heidegger en 1933, dans l’ouvrage de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Traduit de l’espagnol et de l’allemand par Myriam Benarroch et Jean-Baptiste Grasset, éditions Verdier, 1987.

3 Selon Ernst Cassirer, à compter de la troisième section, le propos de Heidegger n’est plus celui d’un commentateur, mais celui d’un usurpateur, faisant violence à Kant pour en tirer ce que Kant « voulait dire », mais s’est refusé à affirmer, puisqu’il était prisonnier d’une tradition faisant de la temporalité non seulement le fondement de l’imagination transcendantale, mais aussi de l’ipséité du moi. Cassirer a probablement raison, mais ce type d’interprétation des autres penseurs caractérise Heidegger, qui cherche constamment à exprimer ses propres idées et n’hésite pas à cette fin à déformer celles des autres. Heidegger, contrairement à Lonergan, dévalorise les autres penseurs. Par exemple, Lonergan a interprété l’imagination transcendantale de Kant comme une recherche transformant la simple expérience en une exploration de l’observation, cherchant à promouvoir une chose imaginée en une chose intelligible. Ce commentaire, il l’a formulé dans sa première conférence de son cours de 1979 à Boston College sur Method in Theology. Certains enregistrements de ce cours seront bientôt disponibles sur le site www.bernardlonergan.com.

4 Voir Pour une méthode en théologie, p. 272-280.

5 Idem, p. 44.

6 Kant, Critique de la raison pure, traduction de Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la traduction de Jules Barni, Gallimard, Folio Essais 1980, 87

7 L’insight, p. 399.

8 Selon la terminologie des traducteurs de L’être et le temps, Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens (Gallimard, 1964), qui donnent pour équivalence au Dasein, par ailleurs, « l’être-là ».

9 Pour une méthode en théologie, p. 52-53.

10 Idem, p. 81.

11 En 1977. Une deuxième édition a paru en 1994.

12 Scholars Press, 1981. Deuxième édition : Milwaukee, Marquette University Press, 2006.

13 Toronto, University of Toronto Press, 1990. Le matériel sur la dialectique du sujet, la culture et la communauté et sur l’échelle des valeurs présenté dans les prochains alinéas est développé dans cet ouvrage.

14 Robert M. Doran, « Consciousness and Grace », METHOD : Journal of Lonergan Studies, 11, 1 (1993), p. 51-75. Une version révisée de cet article est accessible sur le site www.lonerganresource.com, sous les rubliques « Scholarly Works/Books/Essays in Systematic Theology ».

15 Les deux plus importants de ces exposés, disponibles dans le site www.lonerganresource.com, sont les Essays 18 et 19 du livre électronique Essays in Systematic Theology.

16 Les gens qui étudient la pensée de Lonergan devraient s’éloigner le plus vite possible de la terminologie des « niveaux », qui a dominé les débats suscités par « Consciousness and Grace ». Mais ils doivent auparavant clarifier ce que voulait dire Lonergan lui-même quand il a parlé de cinq niveaux et même à une occasion de six niveaux. La métaphore des niveaux constitue maintenant un obstacle. Il faut plutôt se concentrer sur la notion d’élévation (sublation), sur les opérations et les états élevés (sublated), que devait originalement mettre en lumière la notion de niveaux, qui a fait son temps.

17 Voir les Essays 13 et 14 dans Essays in Systematic Theology.

18 Lonergan, L’insight, p. 293.

19 The Triune God : Systematics, traduction de Michael G. Shields, publié sous la direction de Robert M. Doran et H. Daniel Monsour, Toronto, University of Toronto Press, 181.

20 Bernard Lonergan, « La christologie aujourd’hui : réflexions méthodologiques », traduction de Michel Giard, dans Les voies d’une théologie méthodique. Écrits théologiques choisis, traduits sous la direction de Pierrot Lambert et Louis Roy, Tournai, Desclée & Cie et Montréal, Bellarmin, 1982.

21 Lonergan, Pour une méthode en théologie, p. 330, citant Olivier Rabut, L’expérience religieuse fondamentale, Tournai, 1969, p. 168.

22 Cette proposition est exprimée dans l’Essay 32 des Essays in Systematic Theology, « Sanctifying Grace, Charity, and Divine Indwelling : A Key to the Nexus Mysteriorum Fidei ».

23 Lonergan, The Triune God : Systematics, 139.

 

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