Introduction à la conférence de Bernard Lonergan
au colloque de christologie de l'Université Laval
de Québec par le P. Gilles Langevin
en 1975

C'est un grand honneur et une grande joie pour l'Université Laval et, en particulier, pour la Faculté de théologie de vous accueillir, P. Lonergan. L'occasion nous est donnée aujourd'hui tout à la fois d'entrer dans le mouvement d'une pensée toujours active et créatrice et de rendre hommage à l'un des grands penseurs de ce temps.

Nous n'éprouvons pas peu de fierté à rendre cet hommage à un compatriote, non seulement canadien, mais même québécois, puisque vous êtes né à Buckingham, dans la région de l'Outaouais. Une bonne partie de votre vie devait d'ailleurs se passer au Québec : après avoir étudié, puis enseigné au Collège Loyola de Montréal, vous reveniez dans cette ville pour y commencer, de 1940 à 1946, à la Faculté jésuite de théologie, votre carrière de professeur, qui s'est poursuivie à Toronto, puis à Rome et à Harvard. En vous rendant aujourd'hui cet hommage, nous voulons nous associer aux fêtes qui ont marqué, à Toronto, au début de cette année, votre 70e anniversaire de naissance.

Ce qui frappe des théologiens, quand ils considèrent l'activité du Père Lonergan et ce qui a pour eux valeur d'exemple, c'est la profondeur à laquelle il a situé son travail de philosophe et de théologien; c'est encore la vigueur d'une pensée qu'une fréquentation vivante de la tradition a toujours faite créatrice; c'est, en troisième lieu, le rayonnement et la modernité d'une réflexion qui, en s'attachant à l'étude des structures de l'esprit, s'intéressait, en fin de compte, aux conditions de possibilité de toute révision.

- I -

À une époque où un essayiste français reproche aux théologiens de s'absorber dans une recherche appliquée et de négliger la recherche fondamentale, vous avez donné l'exemple du penseur qui consacre sa vie à scruter la nature et le fonctionnement de la pensée, de la liberté, de notre être moral, afin de mieux savoir comment parler du Verbe incarné et du Dieu-Trinité. Préoccupé de ce qui est fondamental, le P. Lonergan s'est intéressé, pourrait-on dire, à l'élément formel de l'activité humaine plus qu'à l'aspect matériel, aux structures et au fonctionnement plus qu'aux résultats. Ce souci s'exprime partout, depuis les séries d'articles sur le verbe et la grâce, dans les traités De Verbo incarnato et De Deo trino, dans les deux grands ouvrages qui sont déjà des classiques : Insight. A Study of Human Understanding et Method in Theology, dans les textes ou conférences que recueille la série des Collection.

On devine la qualité et la profondeur aux tâches de l'esprit 

- chez un homme qui n'a pas cherché une popularité rapide et facile, mais qui a plutôt passé sa vie dans le cadre austère des salles de cours dans le contact peu spectaculaire avec d'autres spécialistes et surtout dans le secret de son bureau de travail;

- chez un homme qui s'est toujours soumis, en son travail, aux exigences d'une rigueur extrême, apparentée à celle des mathématiciens, qu'il connaît et aime bien;

- chez un homme qui a montré une telle application, depuis maintenant plus de quarante ans, dans la poursuite d'une même tâche de philosophe et de théologien.

- II -

Ce qui frappe encore, c'est l'originalité et la force de renouvellement d'une pensée qui a d'abord voulu interroger à fond la tradition philosophique et théologique de l'Occident. Les œuvres si originales que sont Insight et Method in Theology trouvent leur point de départ dans la fréquentation assidue d'Aristote, de saint Thomas d'Aquin et de Newman.

L'entrée en possession de sa propre activité de conscience dans le dialogue avec les grands maîtres du passé a permis au Père Lonergan de rencontrer avec sympathie les intuitions et les aspirations des sciences les plus modernes et de les faire entrer dans cette " ongoing collaboration " qui est, pour lui, la loi du développement scientifique. Ainsi, le dialogue se continue avec Husserl, Cassirer, Gadamer, Piaget, Collingwood et Jung. Et la pensée même du Père Lonergan s'enrichit et se renouvelle, 1) passant d'une théorie de la connaissance qui, par l'usage qu'elle fait de la notion de puissance, reflue vers la métaphysique pour y trouver ses coordonnées premières, 2) à une théorie de la connaissance qui, voyant dans l'intentionnalité de l'esprit un élément indépassable, en fait dériver une métaphysique - sans pourtant donner de gages à un immanentisme de type husserlien; 3) passant ensuite d'une certaine préséance de la connaissance sur le vouloir à un état de choses où les questions et les réponses liées à la délibération polarisent et réorganisent celles qui ont trait à la réflexion et à l'intelligence.

- III -

Ce qui retient, en troisième lieu, l'attention, c'est la force de rayonnement de la pensée du Père Lonergan. Au Canada et aux États-Unis d'abord, dans le monde entier ensuite, peut-on dire, grâce à son enseignement à l'Université Grégorienne de Rome, et à la publication de ses grands ouvrages, le P. Lonergan a éveillé des générations de philosophes et de théologiens qui sont à la source, en divers milieux, d'un renouvellement de la pensée. Des articles en nombre toujours croissant paraissent dans les revues de théologie et de philosophie sur des aspects de l'œuvre du P. Lonergan. On traduit ses livres en diverses langues, le dernier en date étant le De Deo Trino qu'on traduit actuellement en anglais. On a déjà publié d'importants ouvrages sur l'œuvre du P. Lonergan, principalement : The Achievement of Bernard Lonergan, de David Tracy et Bernard Lonergan's Philosophy of God, de Bernard Tyrrell. Enfin, événement probablement unique dans l'histoire de la théologie catholique, on tient en Floride, en 1970, autour d'un théologien bien en vie, un International Lonergan Congress, qui réunit 70 savants de diverses disciplines (deux volumes des communications de ce congrès ont déjà paru).

Les raisons de ce rayonnement, je les vois dans le fait que le P. Lonergan a rejoint des bases assez profondes pour que les interrogations d'un monde nouveau comptent y trouver un point d'appui. Je les vois encore dans la parenté de cette œuvre avec les préoccupations majeures de notre temps : l'historicité de l'homme, la place centrale du sujet en toute considération sur l'activité humaine, l'importance de la méthode et de l'herméneutique, le rôle en nos vies du langage et du symbole, le sens enfin de la conversion et du dépassement. Cette œuvre, dirons-nous d'un mot, est moderne par le souci critique qui l'anime, mais la critique n'est pas ici au service du soupçon : elle est instrument de prospection, et donc implicitement de découverte et d'affirmation.

Pour achever cet hommage en le reliant aux fêtes de Toronto, je citerai le passage de saint Matthieu qui figurait sur le programme des festivités : « Un homme avisé a bâti sa maison sur le roc. La pluie est tombée, les torrents sont venus; les vents ont soufflé; ils se sont précipités contre cette maison et elle ne s'est pas écroulée, car ses fondations étaient sur le roc ». Ce roc, il évoque, bien sûr, l'œuvre même du Père Lonergan, dont même le style a quelque chose de lapidaire; il parle bien davantage du roc sur lequel sa vie s'appuie, ce Jésus, Christ et Seigneur, dont il va maintenant nous parler.