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Pandémie et cosmopolis

 

Sortir de la mentalité pratique pour sauver la mentalité pratique

Comment la notion de « cosmopolis » de Bernard Lonergan peut être pertinente dans la crise actuelle

Pierrot Lambert

Une grande conversation planétaire

La crise sanitaire mondiale que nous traversons suscite une grande conversation planétaire où s’affrontent des positions et des attitudes souvent diamétralement opposées.

La crise sanitaire se double de ce que certains appellent une « infodémie » : entre la désinformation et l’absence de rigueur dans les communications, les théories du complot ou la récupération politique, les enjeux sont brouillés à l’heure où nous prenons conscience plus que jamais de notre appartenance à un vaste ensemble humain confronté à une menace devant laquelle nous nous sentons démunis.

L’urgence médicale et l’urgence économique, notamment, exigent des décisions immédiates, fondées sur une information sûre. Notre avenir se joue en ce moment. Les dirigeants et les gestionnaires de tous niveaux sur la planète doivent prendre des décisions pratiques concernant le déconfinement, la relance de l’industrie, l’environnement, les groupes de pression, l’immigration, les droits individuels et ainsi de suite.

Derrière ces enjeux, se profilent des dimensions fondamentales du vivre-ensemble et de la gestion des affaires humaines, comme la collaboration des domaines du savoir et les critères de la vérité.

Le sens commun

Bernard Lonergan a beaucoup réfléchi aux conditions du déclin et du progrès des sociétés humaines. Dans son grand ouvrage L’insight. Étude de la compréhension humaine, il se penche notamment sur les conséquences individuelles et collectives de la « fuite de la compréhension » qu’il analyse longuement.

Réfléchissant sur le « sens commun », c’est-à-dire la mentalité pratique qui préside à notre vie quotidienne et à l’organisation sociale, Lonergan constate que cette mentalité accuse des limites et des gauchissements qui peuvent être vecteurs de déclin dans nos sociétés.

Par exemple, durant une crise sanitaire comme celle que nous traversons, les avis des scientifiques sont souvent ignorés; les consignes de confinement sont considérées par certains comme une atteinte à leurs droits, des idées douteuses sont diffusées quant à la nature et à la solution de la pandémie, des préjugés se manifestent (notamment à l’égard des étrangers), les dirigeants peinent à maintenir le fonctionnement de la société et des réflexions philosophiques de diverses tendances s’expriment sur la place publique.

Le sens commun a tendance à exclure certaines idées fertiles, à privilégier le court terme, à être influencé par des groupes et des intérêts dominants. Souffrant d’une forme de myopie, d’une « déviation générale », le sens commun présente le danger de « prolonger son souci légitime du concret et de l’immédiatement pratique en un mépris des questions plus vastes et en une indifférence envers les résultats à long terme ».

Cette déviation générale, associée aux « déviations collectives » de divers groupes d’intérêts, contribue à la « dialectique gauchie de la vie en collectivité ».

En somme, les lobbies dominants imposent leurs intérêts, les programmes politiques négligent les orientations à long terme, et les institutions empêchent certaines idées fertiles d’être opératoires. Pensons notamment au rapport de 550 pages déposé en 2006 à la suite de l’épidémie de SRAS, dont les conclusions, selon certains observateurs auraient pu sauver des vies humaines en 2020, si ce rapport n’avait pas été « tabletté ».

Combien d’autres réflexions amorcées dans le passé, sans être suivies d’actions concrètes, devons-nous reprendre aujourd’hui?

La pandémie actuelle nous offre une occasion de favoriser un véritable progrès humain. Cela exigera une transformation de nos horizons.

Pourquoi Lonergan soutient-il qu’il faut « sortir de la mentalité pratique pour sauver la mentalité pratique »? Pourquoi affirme-t-il que cette mentalité pratique se détruit si elle s’en tient au purement pratique?

La « cosmopolis »

Bernard Lonergan a élaboré la notion de « cosmopolis », qui peut se définir comme le règne de l’intelligence et de la responsabilité. Il ne s’agit pas d’instaurer un gouvernement mondial et encore moins une force policière. La cosmopolis serait au-dessus de toute politique.

Mais n’est-il pas utopique d’envisager dans nos démocraties actuelles une société où règne l’intelligence et la responsabilité?

Il faut voir dans la réflexion proposée par Lonergan une invitation à une mobilisation personnelle et collective, fondée sur une prise de conscience des facteurs de déclin et à un engagement du plus grand nombre en faveur des facteurs de progrès. Ce qui signifie en premier lieu que les citoyens qui déplorent la myopie de certains dirigeants et la prépondérance de certains intérêts travaillent activement à « activer les idées opportunes et fertiles qui autrement ne seraient pas opératives », à dénoncer le mensonge, la falsification de l’histoire, les mots de ralliement qui créent des mythes.

Les citoyens au service des facteurs de progrès doivent « protéger l’avenir contre la rationalisation des abus et la création de mythes ». Les discours populistes qui séduisent de larges populations doivent impérativement être combattus.

La fuite de la compréhension se déploie dans le refus d’un questionnement qui permettrait de corriger des perspectives et des comportements. Les questions pertinentes sont ignorées, se perdant dans un « point aveugle », ou « scotome », l’esprit critique étant évacué du débat public, souvent par des politiciens pressés.

Pour sauver la mentalité pratique, il faut, d’une part, sortir des limites du sens commun et, d’autre part, se soumettre à un examen critique de son propre horizon de vérité.

Le sens commun selon Lonergan est un « domaine de la signification », un domaine essentiel, mais qui doit être soumis à deux exigences, deux exigences qui fondent deux autres domaines de la signification : le monde de la théorie (la science) et le monde de l’intériorité (une philosophie du sujet humain et de l’accès à la connaissance du monde).

La science (le monde de la théorie) établit des corrélations entre des choses ou des phénomènes, alors que le sens commun perçoit ces choses ou ces phénomènes dans leurs rapports avec la vie pratique. La connaissance scientifique corrige les impressions du sens commun. Elle a permis à l’humanité d’accomplir des progrès immenses, notamment en médecine. Malheureusement, les avis des scientifiques sont souvent ignorés (leurs avertissements concernant la sauvegarde de la terre notamment ont souvent peu de poids devant les impératifs du marché du travail).

Une philosophie du sujet (le monde de l’intériorité) permet de reconnaître des exigences de dépassement de soi chez chaque sujet humain, qui le conduisent à une connaissance objective dans un processus à la fois subjectif et autocorrectif : cette dynamique pousse le sujet à débusquer ses propres préjugés et les angles morts de son propre questionnement (les scientifiques eux-mêmes peuvent manifester un tel gauchissement).

La cosmopolis découlerait donc d’une collaboration entre, d’une part, la mentalité pratique et la science et, d’autre part, un travail sur soi que chacun/e de nous est appelé/e à réaliser pour développer son esprit critique de manière authentique, c’est-à-dire en étant fidèle à l’exigence interne de dépassement de soi (et, bien sûr, en entérinant de manière authentique les influences de l’éducation et de la culture).

Arnold Toynbee parlait du pouvoir des minorités créatrices. Si un nombre significatif de personnes sortaient de leur sentiment d’impuissance, marqué par un repli dans une posture ironique, pour chercher à promouvoir certaines idées opportunes et fertiles, nous serions sans doute étonnés de leur influence sur le cours des choses.

 

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