Chapitre troisième: la conversion religieuse

Nous possédons maintenant tous les matériaux pour comprendre la conversion religieuse. Dans un premier chapitre nous avons vu les éléments fondamentaux de l'anthropologie de Lonergan, et ceci nous a permis d'esquisser la structure de l'option pour l'authenticité humaine ainsi que de spécifier les changements provoqués au plan de l'être et de l'horizon d'une personne. Au cours de notre deuxième chapitre, nous avons complété la dimension humaine par une dimension religieuse qui se résumait à l'amour de Dieu répandu dans le coeur d'une personne par le don de l'Esprit Saint. Il nous reste maintenant à intégrer ces deux dimensions. Pour ce faire, nous aurons recours à la même approche que celle utilisée dans l'explicitation de la conversion intellectuelle et de la conversion morale: nous verrons d'abord d'une manière générale ce qu'est la conversion religieuse; puis nous préciserons le processus de cette conversion en appliquant la structure du choix responsable, et, comme toute conversion change une personne, nous continuerons en examinant l'impact de la conversion religieuse sur le dépassement de soi et sur l'horizon; enfin nous terminerons par quelques remarques sur certains aspects de la conversion.

1- Ce qu'est la conversion religieuse

Qu'est-ce que la conversion religieuse? Lisons d'abord le texte principal sur le sujet qu'on trouve dans Method in Theology:

La conversion religieuse est le fait d 'être saisi par la préoccupation ultime. Elle consiste à se mettre à aimer d'un amour transmondain (other-worldly falling in love), à s'abandonner d'une manière totale et permanente, sans condition, sans restriction et sans réserve. Cet abandon n'est pas, à proprement parler, un acte, mais plutôt un état dynamique qui est antécédant et principe par rapport à des actes subséquents. La conversion se révèle, après coup, comme un courant de fond de la conscience existentielle, comme l'acceptation inévitable d'une vocation à la sainteté, comme, peut-être, une simplicité et une passivité croissantes dans la prière. On l'interprète différemment selon les divers contextes des traditions religieuses. Pour les chrétiens, c'est l'amour de Dieu répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné. C'est un don de la grâce. Et depuis le temps d'Augustin, on fait une distinction entre grâce opérante et grâce coopérante. La grâce opérante a pour effet de remplacer notre coeur de pierre par un coeur de chair et ce remplacement dépasse l'horizon de notre coeur de pierre. La grâce coopérante, c'est notre coeur de chair qui devient fécond en bonnes oeuvres moyennant l'exercice de la liberté humaine. La grâce opérante, c'est la conversion religieuse; et la grâce coopérante, c'est la conversion qui se traduit en actes, c'est-à-dire le mouvement graduel vers une pleine et complète transformation de toute notre façon de vivre et de sentir, de toutes nos pensées, paroles, actions et omissions.1

Comment aborder ce texte? Il nous est difficile d'y voir un plan ferme. Nous remarquons d'abord deux façons de définir ce qu'est la conversion religieuse: la première est exprimée par la phrase initiale, la seconde par la deuxième phrase que complètent les deux phrases suivantes. Puis Lonergan fait mention de la façon dont cette conversion se révèle phénoménologiquement chez une personne. Enfin nous voyons comment cette conversion est interprétée dans le contexte religieux chrétien.

"La conversion religieuse, nous dit Lonergan, est le fait d'être saisi par la préoccupation ultime". Cette affirmation peut nous surprendre, car l'expression préoccupation ultime ne fait pas partie du vocabulaire courant de Lonergan. Dans Method in Theology, Philosophy of God, and Theology et A Second Collection nous n'avons relevé qu'à six reprises son utilisation. De fait, nous reconnaissons ici un emprunt à Paul Tillich. Quel sens Lonergan donne-t-il à cette expression? Nous pouvons émettre une première remarque à propos du mot préoccupation. Car, en tenant compte de l'anthropologie de Lonergan, nous savons que parler de préoccupation, de souci ou d'intérêt, c'est parler de cette classe de sentiments qui sont des réponses intentionnelles aux valeurs. Ceci signifie que la conversion religieuse coïncide avec la perception d'une valeur. De plus, cette préoccupation est qualifiée d'ultime. Nous pouvons alors affirmer que cette valeur émerge au-dessus des autres valeurs et en constitue le sommet. Ceci comporte une énorme conséquence. Car nous avons vu que les dispositions affectives concernaient non seulement un objet, mais également un sujet dont elles révélaient l'orientation de vie. Aussi la perception de la valeur ultime implique une orientation fondamentale de la vie vers ce qui est ultime, une orientation qui transcende et assume les autres orientations. Ceci dit, une dernière question demeure: pourquoi Lonergan commence-t-il ainsi sa définition de la conversion religieuse? En effet cette formule est d'autant plus surprenante qu'elle ne représente pas sa façon la plus habituelle de parler de la conversion religieuse. Considérons donc quelques textes où il utilise l'expression:

En elle-même et dans la mesure où on exclue les contextes religieux particuliers au sein desquel on l'interprète, l'expérience du don de l'amour de Dieu est une expérience du saint, du mysterium tremendum et fascinans décrit par Rudolf Otto. De même, c'est ce que Paul Tillich appelle: être saisi par une préoccupation ultime. Ou encore, cette expérience correspond à la consolation sans cause de saint Ignace de Loyola, telle qu'interprétée par Karl Rahner, i.e. une expérience qui a un contenu mais sans que soit perçu son objet.2

De même:

Certains ont découvert que, ce qui est à la base des multiples formes et des nombreuses aberrations qu'elle (l'expérience religieuse) peut connaître, se trouve un amour sans restriction, un mystère d'amour et de crainte, le fait d'être saisi par une préoccupation ultime, une joie qui possède un contenu déterminé mais sans que son objet soit intellectuellement perçu. Ces gens demanderont: Avec qui suis-je en amour?3

Ces deux textes explicitent le contexte dans lequel il faut situer le langage de la préoccupation ultime. Si nous portons attention à chacune des phrases intiales qui les introduit, nous remarquons que Lonergan entend désigner la conversion religieuse en-deça de toute interprétation par une tradition religieuse, en-deça des diverses formes qu'elle peut prendre et en-deça des diverses aberrations qu'elle peut connaître. Deuxièmement, Lonergan met en parallèle expérience du saint, mysterium tremendum et fascinans, préoccupation ultime, consolation sans cause, amour sans restriction. Tout ceci se réfère à une expérience dont une personne a conscience mais dont elle ne connait pas clairement l'objet; le terme de son orientation n'est pas clairement spécifié. Voilà pourquoi Lonergan hésite à utiliser le mot Dieu, qui suggère trop la spécification de l'objet de la conversion religieuse; il parle plutôt de mystère, de préoccupation ultime. La formule de Tillich lui offre peut-être la définition la plus générale.

La conversion religieuse, nous dit encore Lonergan, "consiste à se mettre à aimer d'un amour transmondain". Cette définition comporte quelque chose de plus précis que la précédente. Elle ne se contente pas d'une présentation de la situation fondamentale du sujet dans la conversion religieuse, mais se réfère au principe à l'origine de la préoccupation ultime ou de la conversion, i.e. l'amour. Nous avons vu que dans la mesure où une personne devient amoureuse, elle voit l'amour envahir son quatrième niveau de conscience et diriger l'ensemble de ses jugements de valeur et de ses décisions. Cette deuxième définition situe la conversion religieuse dans un contexte anthropologique précis et constitue en quelque sorte son interprétation philosophique. Nous pouvons y voir une définition plus proprement lonerganienne. Elle se rapproche cependant de la précédente, car le terme de cet amour n'est pas spécifié. Lonergan utilise à dessein le qualificatif transmondain. D'une part, la personne qui vit une expérience religieuse ne connait pas l'objet vers lequel tend l'amour qui l'habite. D'autre part, l'objet de cet amour ne peut être une personne humaine, car il s'agit d'un amour sans condition, sans restriction et sans réserve et ce serait pure idôlatrie qu'un tel amour s'adresse à une personne. La conversion religieuse est alors la source d' une orientation "vers ce qui est transcendant dans la bonté (lovableness)"4. Et comme tout amour implique un abandon de soi, la conversion religieuse signifie qu'une personne laisse cet amour illimité, ou cette orientation vers le mystère transcendant, dominer ou intégrer l'ensemble de sa vie.

Après avoir esquissé ces deux définitions de la conversion religieuse, Lonergan continue ainsi son analyse: "la conversion se révèle, après coup, comme un courant de fond de la conscience existentielle, comme l'acceptation inévitable d'une vocation à la sainteté, comme, peut-être, une simplicité et une passivité croissantes dans la prière". Comment interpréter cette nouvelle façon de présenter la conversion? Considérons un texte parallàle:

Ordinairement, l'expérience du mystere d'amour et d'effroi n'est pas objectivée. Elle demeure enfouie dans la subjectivité comme un vecteur, un courant de fond, un appel inéluctable à une sainteté redoutable.5

L'expression courant de fond se réfère donc à la conversion religieuse dans la mesure où elle n'est pas objectivée: lorsqu'une personne porte un regard rétrospectif sur l'ensemble de sa vie, elle remarque qu'une certaine orientation ou direction se fait discrètement sentir à travers ses intérêts et ses choix, i.e. sa conscience existentielle. Une telle présentation de la conversion n'est que descriptive et se distingue des deux définitions antérieures qui présupposaient un travail d'objectivation. Il en est de même de l'appel à la sainteté: une personne perçoit après coup, dans ses choix, une certaine réponse à l'appel du dépassement de soi radical et de l'amour inconditionné. Enfin, quand l'amour domine et unifie toute sa vie, quand son affectivité est unifiée6, elle remarque alors dans sa prière une simplicité et une passivité croissante.

La présentation philosophique et descriptive de la conversion étant faite, Lonergan se tourne vers l'interprétation qu'en donnent les traditions religieuses: "On l'interprète différemment selon les divers contextes des traditions religieuses". En fait, il se contente de mentionner l'interprétation donnée par la tradition chrétienne. Et de cette interprétation, il souligne deux contextes. Une phrase de s. Paul marque le premier contexte: "L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné" (Rm 5, 5). À ce contexte néo-testamentaire où se conjuguent les domaines de la transcendance et du sens commun fait suite un nouveau contexte où domine le domaine de la théorie. Lonergan fait de s. Augustin l'initiateur de cette pensée systématique sur le don de Dieu, et de s. Thomas le sommet7. Dès lors on définit la conversion religieuse comme une grâce opérante par laquelle Dieu change un coeur de pierre en coeur de chair: "Dieu est son (la volonté) moteur, surtout lorsqu'elle commence à vouloir le bien, après s 'être tournée jusque là vers le mal"8. Quant aux actions subséquentes qui sont le fruit de cette conversion, elles sont inteprétées comme l'oeuvre de la grâce coopérante, i.e. l'oeuvre conjugée de la grâce de Dieu et de la liberté humaine coopérant à cette grâce.

Bref, au plan phénoménologique, la conversion religieuse apparaît comme un courant de fond ou une orientation qui se fait discrètement sentir dans les intérêts et dans les choix d'une personne. Au plan philosophique, on l'objective soit comme le fait d'être saisi par une préoccupation ultime soit plus précisément comme le fait de se mettre à aimer d'un amour transmondain. La tradition chrétienne l'a interprétée tantôt comme l'amour de Dieu répandu dans notre coeur par l'E-prit Saint qui nous a été donné, tantôt comme une grâce opérante.

La conversion religieuse représente le troisième type de conversion que nous étudions. Il nous semble alors important de nous demander: comment pouvons-nous la situer par rapport à la conversion intellectuelle et à la conversion morale? A ce sujet Lonergan écrit:

Comme la conversion intellectuelle et morale, la conversion religieuse est une manière de se dépasser. La conversion intellectuelle se vit a l'égard de la vérité atteinte quand le sujet se dépasse dans l'ordre de la connaissance. La conversion morale se vit à l'égard des valeurs perçues, affirmées et réalisée quand le sujet se dépasse dans la réalité. La conversion religieuse se vit à l'égard du fait d'être en amour sans réserve, fondement efficace de tout dépassement de soi, que ce soit dans la poursuite de la vérité, dans la réalisation des valeurs humaines ou dans l'orientation que l'homme adopte par rapport à l'univers, à son fondement et à son but.9

Le texte souligne d'abord la similitude qui existe entre les différents types de conversion: ils réf àrent tous à une façon de se dépasser; en s' orientant vers la vérité, dans la conversion intellectuelle, un sujet opte pour le dépassement cognitif de soi; en s'orientant vers les valeurs, dans la conversion morale, un sujet opte pour le dépassement réel de soi; en s'orientant vers l'amour illimité, dans la conversion religieuse, un sujet opte pour un dépassement de soi en toutes choses, tant en ce qui concerne le fondement et le but de l'univers (l'homme n'en est plus le centre) qu'en ce qui concerne la vérité et les valeurs. La fidélité aux exigences de l'intentionnalité consciente et à l'amour a pour conséquence une décentration du sujet au profit d'un objet, que cet objet soit la vérité, les valeurs humaines ou la valeur de l'univers entier; l'objet devient l'intégrateur de l'ensemble de l'activité humaine.

Mais cet élément de similitude ne doit pas cacher ce qui distingue les trois types de conversion. Nous savons que la conversion intellectuelle se réfère à un dépassement au niveau cognitif, tandis que la conversion morale se réfère à un dépassement au niveau moral ou existentiel. À un dépassement de quel niveau se réfère la conversion religieuse? Lonergan nous dit ceci:

Ainsi, dans notre chapitre portant sur la religion, nous avons fait remarquer que le sujet humain se dépasse au plan intellectuel quand il parvient à connaître, qu'il se dépasse au plan moral dans la mesure où il recherche ce qui est valable, ce qui est vraiment bien, devenant ainsi principe de bienveillance et de bienfaisance, et qu'il se dépasse au plan affectif quand il se met à aimer, quand il sort de son isolement et quand il agit spontanément non pas uniquement pour lui-même, mais également pour les autres. Nous avons ensuite distingué différentes sortes d'amour: l'amour d'intimité, qui se réalise entre mari et femme, ou entre parents et enfants; l'amour de l'humanité, qui se consacre à la poursuite du bien-être de l'homme au plan local, national ou universel; et l'amour qu'on appelle transmondain parce qu'il exclut toute condition, toute réticence, toute restriction et toute réserve.10

Lonergan affirme donc que le dépassement de soi impliqué dans la conversion religieuse est un cas de dépassement de soi affectif. Notons qu'à chaque fois qu'une personne se met à aimer une autre personne ou une communauté, il se produit toujours un dépassement de sol affectif: elle ne vit plus seulement pour elle-même mais pour les autres. Ce qui distingue la conversion religieuse des autres cas de dépassement affectif, c'est le fait qu'elle se réfère à un amour illimité. Ainsi nous découvrons un point important: alors que la conversion intellectuelle et morale fait appel à l'intentionnalité consciente, à ses exigences et à son objet, la conversion religieuse fait appel à un autre facteur, l'être-en-amour illimité. Cet être-en-amour, même s'il agit au niveau du sujet responsable ou moral, met en jeu le niveau affectif. Ceci a des conséquences. Alors que la conversion morale se distinguait de la conversion intellectuelle par l'orientation vers un nouvel objet, la conversion religieuse ne se distingue pas de la conversion morale par l'orientation vers un nouvel objet. Car l'objet se réfère à ce qui est visé par les notions transcendantale. Or la conversion religieuse, avons-nous dit, ne fait pas appel à la visée des notions transcendantales mais à cet autre principe qu'est l'amour. De plus, nous savons que la visée des notions transcendantales est illimitée et, par conséquent, inclut l'être. Or à part l'être il n'existe rien. La conversion religieuse n'introduit pas à strictement parler un nouvel objet, un objet différent de l'être visé par l'intentionnalité consciente; il ne se réfère pas à une notion transcendantale mais à un sentiment, l'amour.

Cette distinction étant faite, nous pouvons nous demander: cormment se situe la conversion religieuse par rapport à la conversion morale? Un texte de Method in Theology est explicite sur le sujet:

De même, la conversion religieuse va au-delà de la conversion morale. Les questions relevant de la compréhension, de la réflexion et de la délibération trahissent l'éros de l'esprit humain, avec sa capacité et son désir de se dépasser. Mais cette capacité atteint sa plénitude et ce désir tourne à la joie quand la conversion religieuse transforme le sujet existentiel pour en faire un sujet en amour, un sujet saisi, captivé, envouté et possédé par un amour total et donc transmondain. On trouve alors une nouvelle base pour évaluer et faire le bien. Les fruits de la conversion intellectuelle ou morale n'en sont aucunement diminués ou niés. Au contraire, toute quête humaine du vrai et du bien se voit incluse et favorisée dans un contexte et un dessein cosmiques, tandis que s'accroit chez l'homme la puissance de l'amour qui le rend capable d'accepter la souffrance que comporte l'effort entrepris pour éliminer les effets du déclin.11

Lonergan affirme que la conversion religieuse transforme le sujet moral. Qu'est-ce à dire? Les notions transcendantales ne fournissent qu'une capacité de se dépasser soi-même. Car si l'homme peut se dépasser, s'il peut connaître ce qui est vrai et ce qui est bien, il ne s'ensuit pas nécessairment qu'il se dépasse de fait. Au contraire, l'histoire humaine témoigne des vicissitudes de ce dépassement. C'est ainsi que Lonergan affirme:

Personne ne croit que la philosophie convertira le monde. D'après ce que nous livre le langage scripturaire et la philosophie courante, l'homme est blessé. Il faut alors que son ouverture (vers l'autre) provienne d'un don, qu'elle soit l'effet d' une grâce, où par grâce on entend gratia sanans.12

La conversion religieuse se trouve à actualiser la capacité qu'a l'homme de se dépasser, à assurer l'authenticité morale. Car l'amour que donne Dieu est assez puissant pour mouvoir vers les valeurs et pour contrer l'égoïsme ainsi que tout ce qui s'oppose à la recherche de la valeur et à l'action vraiment bonne. Aussi cet amour n'introduit pas un nouvel objet, mais il constitue une nouvelle base pour atteindre l'objet de la conversion morale: il rend efficace l'intentionnalité consciente. En ce sens le don de l'amour de Dieu est une gratia sanans, car il promeut l'authenticité morale en donnant la force de contrer les désirs égoïstes et de désirer le bien de l'être aimé. C'est ce r6le qu'explicite un texte de Healing and Creating in History:

Alors que la haine voit seulement le mal, l'amour révèle les valeurs. Il commande aussitôt l'engagement et le conduit joyeusement à terme, peu importe les sacrifices exigés. Alors que la haine accentue les déviations, l'amour les élimine, qu'il s'agisse des déviations issues de motivations inconscientes, de l'égoïsme individuel ou collectif, ou encore du sens commun qui se croit compétent en tout mais a la vue courte. Alors que la haine se démène dans des cercles vicieux toujours plus étroits, l'amour brise les chaines du déterminisme psychologique et social avec l'assurance de la foi et la force de l'espérance.13

Affirmer qu'en transformant le sujet moral ou existentiel en sujet amoureux, la conversion religieuse constitue une base efficace de l'authenticité morale, soulève toutefois certaines difficultés: la conversion religieuse se réduit-elle à une conversion morale? C'est l'objection que certains ont fait à Lonergan. Laissons donc à celui-ci le soin de répondre à la difficulté:

Il ne faut pas penser, toutefois, que la conversion religieuse ne représente rien de plus qu'un fondement nouveau et plus efficace pour la poursuite de fins intellectuelles et morales. L'amour religieux est sans condition, sans restriction et sans réserve; il se vit avec tout son coeur, toute son âme, toute sa pensée et toute sa force. Cette absence de limites, bien qu'elle corresponde au caractère sans restriction du questionnement humain, n'appartient pas à ce monde. La sainteté abonde en vérité et en bonté, mais elle a une dimension qui lui est propre. Elle est plénitude, joie, paix, béatitude transmondaines. Dans l'expérience chrétienne, ces sentiments proviennent du fait que nous sommes en amour avec un Dieu mystérieux et insaisissable. Le fait d'être pécheur est pareillement distinct du mal moral; il consiste en une privation d'amour total et il constitue une dimension radicale du non-amour (lovelessness).14

Lonergan affirme que la conversion religieuse ne se réduit pas à la conversion morale, car elle apporte quelque chose de plus. Et ce quelque chose de plus consiste dans un amour sans condition, sans restriction et sans réserve. Qu'est-ce à dire? Nous savons que, normalement, l'amour suit la connaissance; il est un sentiment qui répond à la valeur perçue. Or un amour illimité ne peut faire suite qu'à une connaissance infinie, i.e. une connaissance qui embrasse l'être dans sa totalité, l'universel concret. Or, même si l'homme peut viser la totalité de l'être par son questionnement, il ne possède pas la capacité de trouver les réponses adéquates à toutes ses questions, il ne peut connaître l'être qu'il cherche. Un texte témoigne de cet aspect de la pensée de Lonergan:

L'être représente l'inconnu que nous cherchons par nos questions, que nous révélons partiellement par nos réponses, que nous voulons connaître davantage par l'insistance de nos nouvelles questions. La notion d'être est donc une notion essentiellement dynamique et proleptique, elle constitue une anticipation de la totalité, de l'universel concret, de ce que nous cherchons constamment sans toutefois pouvoir l'atteindre en raison de la finitude de notre savoir.15

Puisque la connaissance infinie est en dehors des possibilités de l'homme, il s'ensuit que l'amour illimité est également en dehors des possibilités de l'homme, même de celui qui serait un homme authentique, toujours fidèle au dépassement de lui-même. Dès lors le don de l'amour illimité, accordé par Dieu, constitue un don qui transforme et élève les possiblités humaines; c'est une gratia elevans. Car la personne bénéficie alors d'un amour qui est à la dimension d'une connaissance infinie, même si elle ne possède pas cette connaissance infinie. Dieu fait le don d'un amour illimité avant de faire le don d'une connaissance infinie. C'est pourquoi l'authenticité religieuse, ou si l'on veut, la sainteté possède des traits uniques qui la distingue radicalement de l'authenticité morale: une personne habitée par l'amour de Dieu porte sur toute personne et sur toute chose le regard même de Dieu, elle ne se contente pas de rendre à chacun ce qui lui est dû, mais donne sa vie par amour16. De même, le péché possède des traits propres qui le distingue du mal moral: il se révèle dans tout refus d'être fidèle à l'amour sans limite, sans restriction, sans condition, sans réserve17.

Comment situer la conversion religieuse par rapport à la conversion morale et à la conversion intellectuelle? avions-nous demandé. Nous sommes maintenant en mesure de répondre, d'une part, que la conversion religieuse, loin de s'opposer aux deux autres types de conversion, les préserve. Elle n'empêche nullement le dépassement de soi au plan cognitif ou au plan moral. Au contraire, l'un de ses rôles n'est pas d'introduire un objet nouveau par rapport à l'horizon de l'intentionnalité consciente, mais de fournir une base nouvelle et plus solide au dépassement de soi moral. De même, la conversion religieuse intègre les deux autres types de conversion: l'amour a besoin de connaître ce qui existe vraiment et ce qui est vraiment possible tout comme elle a besoin de connaître ce qui est vraiment bien. Mais d'autre part, la conversion religieuse va au-delà des deux autres types de conversion: elle introduit dans l'homme une capacité qui transcende radicalement les potentialités humaines. Dès lors la conversion intellectuelle et la conversion morale se voient intégrées dans un contexte tout à fait nouveau, celui d'un amour sans limite18.

Après avoir précisé ce qu'est la conversion religieuse, nous pouvons essayer maintenant d'esquisser son processus. Car nous avons déjà établi la structure du choix responsable, une structure qui s'applique à l'option fondamentale. Or on a toujours admis que la grâce respecte la nature. Nous sommes en droit de penser que la structure du choix responsable s'applique à la conversion religieuse.

2- La conversion religieuse et le sujet existentiel

Le choix responsable présuppose d'abord une connaissance de la réalité. Nous pouvons nous demander: quelle connaissance de la réalité exige la conversion religieuse? La réponse a déjà été donnée. Lisons néanmoins ce que nous en dit Lonergan:

S'il est vrai que tout autre genre d'amour présuppose une connaissance - nihil amatum nisi praecognitum - le don que Dieu fait de son amour, lui, reste libre. Il n'est pas conditionné par la connaissance humaine; il est, au contraire, le facteur qui pousse l'homme dans la recherche de Dieu. Loin de se limiter à une phase ou à une portion de la culture humaine, il constitue le principe qui introduit la dimension transmondaine dans n'importe quelle culture.19

Contrairement aux autres types de conversion, contrairement aux décisions de la vie ordinaire, la conversion religieuse ne présuppose aucune connaissance déterminée de la réalité. Ceci signifie que cette conversion ne s'appuie sur aucun développement culturel ni n'est restreinte à quelque culture que ce soit. Or nous savons que la culture se définit chez Lonergan par un ensemble de significations et de valeurs qui animent une communauté donnée. Dès lors nous pouvons affirmer que la conversion religieuse n'est liée à aucun domaine de signification, que ce soit le domaine du sens commun, de la théorie ou de l'intériorité. De même, nous pouvons affirmer qu'elle n'est liée à aucun développement moral, à aucune perception précise des valeurs humaines. Car la conversion religieuse est en quelque sorte transculturelle. Dans un autre texte de Method in Theology Lonergan reprend ainsi la même idée:

De même, le don que Dieu fait de son amour (Rm 5,5) comporte un élément transculturel. Offert à tous les hommes, ce don se manifeste avec plus ou moins d'authenticité dans les multiples et diverses religions de l'humanité et il est perçu de façons aussi différentes qu'il existe de cultures différentes. En tant que distinct de ses manifestations, ce don n'en reste pas moins transculturel.20

Dans la même ligne nous pouvons dire que la conversion religieuse ne s'appuie ni sur une certaine quête de sens ni sur une perception de Dieu, que cette perception soit vraie ou fausse21. Dans Philosophy of God, and Theology Lonergan écrit:

Notons que le fait d'être en amour ne présuppose pas une appréhension de Dieu ni n'en dépend. Il relève d'un don gratuit de Dieu. Celui-ci nous fait ce don, non pas parce que nous l'avons cherché, lui, et que nous l'avons trouvé, mais, au contraire, pour nous amener à le chercher et à le trouver. Selon les mots mêmes de Pascal: tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais déjà trouvé.

On pourrait objecter que nous ne pouvons pas aimer ce que nous ne connaissons pas, et je concède que c'est généralement le cas. Les activités du quatrième niveau de conscience présupposent celles des trois premiers niveaux. Mais le don de Dieu ne constitue pas quelque chose que nous pouvons produire; c'est quelque chose que nous recevons; c'est l'achèvement et l'accomplissement par en haut de notre être.22

La conversion religieuse ne présupose donc aucune connaissance déterminée de la réalité. S'il en est ainsi, c'est que l'amour de Dieu est un don gratuit, un commencement absolu, un premier principe. La conversion religieuse constitue donc une exception en regard de l'un des éléments de la structure du choix responsable.

Le deuxième élément qui fait partie de cette structure, c'est la perception de la valeur. Nous avons vu que, dans la conversion intellectuelle, la personne perçoit la valeur de la vérité tandis que, dans la conversion morale, elle perçoit la valeur personnelle. Quelle valeur est alors perçue dans la conversion religieuse? Dans le chapitre de Method in Theology, consacré à la religion, Lonergan écrit:

À la perception que nous avons des valeurs vitales, sociales, culturelles et personnelles, s'ajoute une perception de la valeur transcendante. Elle consiste à expérimenter que l'élan illimité qui nous pousse à nous dépasser nous-mêmes est comblé; elle consiste à actualiser notre orientation vers le mystère d'amour et d'effroi.23

Il existe donc une valeur qui est perçue dans la conversion religieuse, la valeur transcendante. Nous pouvons comprendre une telle affirmation, si nous nous rappelons que la perception des valeurs se fait dans les sentiments. Dans le cas de la conversion religieuse, l'amour qui est donné révèle une valeur transcendante. Car, comme tous les sentiments qui sont une réponse intentionnelle aux valeurs, l'amour possède une signification, en ce sens qu'il se réfère à autre chose que lui-même, à un objet. Et l'objet, auquel se réfère un amour sans limite, ne peut être qu'un objet infini, et donc une valeur transcendante. Dès lors, puisque cet objet infini est ce que vise fondamentalement l'intentionnalité consciente, nous expérimentons dans la conversion religieuse "que l'élan illimité qui nous pousse à nous dépasser nous-mêmes est comblé"; le désir tourne à la joie. De plus, puisque les sentiments ne se réfèrent pas seulement à un objet mais également à un sujet, constituant les dispositions affectives qui donnent la force d'impulsion et l'orientation de vie, l'amour sans limite actualise "notre orientation vers le mystyère d'amour et d'effroi".

L'affirmation de la perception d'une valeur transcendante n'est pourtant pas sans créer un certain malaise. En effet, dans la vie courante, la perception d'une valeur présuppose une connaissance de la réalité; la valeur que je discerne, c'est la valeur de telle ou telle chose que j'affirme bien connaître. Comment puis-je, par exemple, percevoir la valeur d'un livre, si je ne l'ai pas lu. Or affirmer, comme le fait Lonergan, qu'il y a perception d'une valeur transcendante sans qu'il y ait au préalable une connaissance de la réalité, c'est affirmer que le sujet religieux reconnait la valeur d'une réalité transcendante sans savoir de qui il s'agit; la valeur qu'il perçoit est la valeur d'un inconnu. Nous avons une confirmation de ce point de vue dans le texte suivant:

Il est, semble-t-il, plus probable que ce don puisse précéder notre connaissance de Dieu et même nous pousser à rechercher cette connaissance. Dans ce cas, le don est en lui-même une orientation vers un inconnu. Et pourtant, le but de cette orientation se révèle dans le caractère absolu de cette orientation qui engage, chez une personne, tout son coeur, toute son âme, toute sa pensée et toute sa force. C'est donc une orientation vers ce qui est transcendant dans la bonté et, lorsque ce but est inconnu, c'est une orientation vers le mystère transcendant.24

Lonergan distingue ici deux situations dans la perception de la valeur transcendante. Dans la première, la valeur transcendante n'est pas objectivée, le but de l'orientation fondamentale demeure inconnu; la personne se sent attirée vers un mystère transcendant. Pour exprimer cette situation, Lonergan a recours au vocabulaire de Rudolf Otto: la personne fait l'expérience du mysterium fascinans et tremendum, car le mystère d'amour l'attire, le fascine tout en provoquant l'effroi. Par contre, il peut arriver que cette orientation vers le mystère transcendant soit objectivée, car la poussée vers le dépassement de soi est comblée. C'est cette deuxième situation que Lonergan nous présente dans le texte suivant:

Puisque cet élan (vers le dépassement de soi) est celui de l'intelligence vers l'intelligible, de la raison vers le vrai et le réel, de la liberté et de la responsabilité vers le vrai bien, l'expérience que cet élan est comblé, avec l'absence de restriction qui le caractérise, peut être objectivée comme la manifestation voilée d'une intelligence et d'une intelligibilité absolues, d'une vérité et d'une réalité, d'une bonté et d'une sainteté également absolues.25

L'objectivation de l'orientation vers le mystère transcendant conduit donc à la perception voilée d'une réalité et d'une bonté absolue.

Il reste un point extrêmement important à signaler. La perception d'une valeur transcendante (que cette valeur soit objectivée ou non) se réfère précisément à ce que Lonergan entend par le mot foi. Lisons ce qu'il écrit à ce propos:

La foi est la connaissance née de l'amour religieux.

Premièrement, donc, il y a une connaissance qui naît de l'amour. C'est d'elle que parlait Pascal lorsqu'il remarquait que le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Pour ma part, j'entendrais par raison l'ensemble des activités de connaissance qui se déroulent aux trois premiers niveaux de la conscience, c'est-à-dire l'expérience, la compréhension et le jugement. Par raisons du coeur, j'entendrais les sentiments qui sont des réponses intentionnelles aux valeurs; et je rappellerais les deux aspects de ces réponses: l'aspect absolu, qui est une reconnaissance de valeur, et l'aspect relatif, qui consiste à préférer une valeur à une autre. Enfin, par coeur, j'entendrais le sujet qui fonctionne au quatrième niveau de la conscience intentionnelle, au niveau existentiel, et qui se trouve dans l'état dynamique d'étre en amour. Le sens de la remarque de Pascal serait donc qu'à côté de la connaissance des faits qu'on atteint par l'expérience, la compréhension et la vérification, il y a une autre sorte de connaissance à laquelle parvient une personne en amour qui discerne des valeurs et pose des jugements de valeur.26

Lonergan définit la foi comme une connaissance. Nous retrouvons ici le paradoxe que nous avons signalé dans les paragraphes précédents: l'amour que Dieu donne ne découle d'aucune connaissance de la réalité, mais c'est lui au contraire qui engendre une connaissance. Si l'amour engendre une connaissance, c'est qu'il a une signification, c'est qu'il se réfère un objet et y oriente toute la personne. La foi est précisément cette connaissance provenant de l'appréciation de la valeur transcendante, de la révélation de la valeur d'une réalité transmondaine, opérée par l'amour. Lonergan fait remarquer qu'il existe un aspect absolu et un aspect relatif dans la perception de la valeur. D'une part, il se produit un discernement de la valeur transcendante. D'autre part, le discernement de cette valeur provoque une transvaluation. En effet, il existait jusque là une certaine échelle de valeurs chez une personne. La découverte de la valeur transcendante détruit l'équilibre ancien des valeurs et fait place à un nouvel équilibre. Dans ce cas la valeur transendante, qui occupe le rang de valeur ultime, place toutes les autres valeurs (les valeurs vitales, sociales, culturelles et personnelles) sous son ombre, i.e. à un rang subordonné, mais également dans sa lumière, en les transformant, en les magnifiant, en les glorifiant27. Dès lors le croyant voit et aime toute chose comme étant l'oeuvre de la réalité transmondaine, comme portant la marque de son visage. Nous comprenons ainsi comment la foi est véritablement une connaissance, non pas d'abord une connaissance de la réalité découlant d'un jugement de fait (comme c'est le cas, par exemple, lorsque j'affirme qu'il est à peu près certain que l'atmosphère martien est composé à 96% de gaz carbonique), mais une connaissance de type moral découlant d'une perception de valeur (comme c'est le cas quand je perçois la valeur de la santé), ou encore d'un jugement de valeur (comme c'est le cas lorsque j'affirme qu'il est vraiment bien que je me repose aujourd'hui). Cette connaissance de la foi est engendrée par l'amour sans limite accordé par Dieu. Notons à ce sujet que Lonergan, au lieu d'utiliser le mot foi, se sert parfois de l'expression les yeux de l'amour pour désigner la même réalité, la connaissance issue de l'amour de Dieu28.

Le troisième élément qui intervient dans la structure du choix responsable, c'est la notion transcendantale de valeur Celle-ci est une exigence intérieure qui se manifeste par la question est-ce vraiment bien? est-ce valable? Elle met en branle la délibération et trouve un certain apaisement avec la réponse du jugement de valeur. Or la perception de la valeur transcendante entraîne la perception d'un nouvel horizon et ce nouvel horizon s'oppose radicalement à l'horizon ancien. L'horizon de la foi fait appel à l'exercice vertical de la liberté. Nous pouvons alors nous demander: comment peut se formuler la question issue de la notion transcendantale de valeur? Il nous semble que Lonergan nous donne une réponse dans ce texte de Method in Theology:

À la faveur de cette objectivation (de la poussée vers le dépassement de soi qui est comblée), la question de Dieu réapparaît sous une forme nouvelle. A cette étape, en effet, c'est d'abord une question de décision: Vais-je l'aimer en retour, ou vais-je reculer, me détourner, m'esquiver? Ce n'est qu'en second lieu que se posent les questions de l'existence et de la nature de Dieu, et ce sont alors les questions de l'amant qui cherche à le connaitre ou de l'incroyant qui cherche à lui échapper. Telle est l'option fondamentale devant laquelle se trouve le sujet existentiel, une fois appelé par Dieu.29

"Est-il vraiment bien de vivre le don de cet amour? Vaut-il mieux accueillir cet horizon marqué par un amour sans limite, m'abandonner à cette valeur transcendante que de rester accroche à mon horizon ancien, à mes valeurs anciennes?" Voilà la question que se pose celui qui doit prendre position au plan religieux. Il s' ensuit une délibération assez pénible, car elle met en jeu ce qui avait constitué jusque là la vison du monde d'une personne, ses appuis pour penser et agir. De plus, la décision de croire implique pour elle un nouveau départ, une nouvelle façon d'être et une recontruction complète de sa vision du monde30. Et cette nouvelle voie fait d'autant plus peur que personne ne sait jusqu'où conduit l'amour sans limite.

Au sujet de cette question fondamentale et de la délibération qui s'ensuit, nous aimerions faire deux remarques. En premier lieu, une telle question présuppose, selon Lonergan, une certaine objectivation de l'orientation vers le mystère transcendant. Le texte cité le mentionnait explicitement. De plus, à l'occasion de notre analyse de la conversion morale, nous avons dit que la question fondamentale présupposait un exercice explicite de la liberté verticale; qu'on nous permette de citer à nouveau ce passage:

Cette liberté verticale s'exerce implicitement lorsqu'on répond positivement aux motifs qui acheminent vers une authenticité toujours plus grande, ou lorsqu'on méconnaît, au contraire, ces motifs et qu'on se laisse glisser vers une identité de moins en moins authentique. Et cette même liberté verticale s'exerce explicitement lorsqu'on répond à la notion transcendantale de valeur en déterminant ce qu'il serait valable et approprié de faire pour soi-même et ce qu'il serait valable et approprié de faire pour son prochain.31

Ceci signifie que le don de l'amour de Dieu peut être fait dès le début de la vie humaine mais demeure simplement une force qui oriente la vie d'un individu; elle ne contribue qu'à révéler un mystère transcendant. Pour que l'horizon religieux puisse être l'objet d'un choix explicite, il faut un travail d'objectivation du mystère d'amour. Nous pouvons alors nous demander comme nous l'avons fait à l'occasion de la conversion morale: y a-t-il un moment où un tel choix explicite peut avoir lieu? A ce propos nous trouvons une remarque intéressante de Lonergan:

Si la loi civile fixe la responsabilité adulte à l'âge de vingt-et-un ans, le professeur de psychologie religieuse à Louvain, lui, soutient que "l'homme n'atteint à la véritable foi religieuee, personnelle et reconnue dans sa finalité transcendante, que vers l'âge de 30 ans".32

Lonergan nous renvoit ici à Psychologie religieuse d'Antoine Vergote: un choix explicite de l'horizon religieux ne peut avoir lieu que vers l'âge de trente ans.

Notre deuxième remarque touche à la relation entre la perception de la valeur et la notion transcendantale de valeur. En effet, lorsque nous avons abordé cette question dans notre section sur le sujet existentiel, nous avons dit que la perception de la valeur constituait l'horizon dans lequel se situait la notion transcendantale. Ceci est lourd de conséquence dans le contexte de l'option religieuse. Car nous avons d'abord défini la foi comme étant la perception de la valeur transcendante. Or, si le don de l'amour est fait à tous les hommes, et par là, les yeux de l'amour sont donnés à tous les hommes, il s'ensuit que la délibération face à l'option religieuse se situe toujours dans un contexte d'amorce de foi, même si elle conduit à un jugement négatif et à un refus33. À tous est donné ce regard de foi permettant un choix religieux responsable. Lonergan touche à cette question dans Philosophy of God, and Theology. À quelqu'un qui lui demandait si on peut demeurer avec un coeur de pierre quand Dieu l'extirpe, il lui répondît:

Pas à ce moment précis, non - si cela s'est produit. Mais Dieu peut opérer ce changement et l'homme peut le refuser. On assiste alors à la montée de l'irrationalité du péché.34

Dieu peut proposer l'horizon de foi et l'homme peut le refuser. Notons qu'à ce moment-ci l'homme n'est pas complètement un être nouveau, car l'amour de Dieu et l'horizon de foi demeurent à l'état d'appel.

Le jugement de valeur suit la délibération. C'est ce jugement de valeur qui guide la décision libre. Dans la mesure où une personne est fidèle au dynamisme de l'intentionnalité consciente, et par là, dans la mesure où elle est objective, elle affirme qu'il est vraiment bien d'acceuillir l'horizon nouveau, qu'il vaut mieux s'abandonner à l'amour sans limite et à la valeur transcendante que de rester accroché à l'horizon ancien, même si cela entraîne la mort à soi-même, à ses désirs, à sa vision du monde. Cependant il peut arriver que ce dynamisme de l'intentionnalité consciente soit biaisé par certains désirs et par la résistance au changement. Surtout, nous avons vu que la décision peut intervenir dans le jugement de valeur. Dans ce cas, celui qui a décidé de refuser l'amour de Dieu niera qu'il soit vraiment bien de se convertir, déformant ainsi son être moral35. Nous sommes alors en face de quelque chose qui ressemble à la faute contre l'Esprit Saint36.

La décision représente le dernier élément de la structure du choix responsable. Dans la mesure où cette décision est responsable, elle est en accord avec ce qu'indique le jugement de valeur. Un écart entre la connaissance morale et le choix libre serait le signe de l'irresponsabilité. Il en est ainsi dans l'option religieuse. C'est pourquoi il nous semble inadmissible de concevoir la décision de croire sous la forme d'un pari: ce serait faire place à l'irresponsabilité. La décision ne peut se faire qu'en face de la perception de l'horizon de foi et d'un jugement de valeur favorable. De même, il nous semble inadmissible de concevoir la décision de croire comme un saut arbitraire. La lumière des yeux de l'amour est suffisante pour illuminer le jugement de valeur et la décision. Au contraire, c'est le refus d'accueillir l'horizon marqué par la valeur transcendante qui constitue un geste arbitraire, irresponsable, absurde37. Ce refus nous met en face du mystère d'une liberté humaine qui se montre inconséquente, qui opte pour la situation de péché mortel. "Si vous ne voulez pas aimer en retour, écrit Lonergan, ceci met pour l'instant un terme à l'initiative de la part de Dieu"38. Ainsi, une décision, ou encore des actions qui s' opposent radicalement à la conversion, non seulement empèchent la croissance de l'amour, mais contribue à son tarissement, et par là, à la perte de la foi. Lonergan écrit:

Les hommes peuvent être ou n'être pas convertis intellectuellement, moralement ou religieusement. S'ils ne le sont pas et si l'absence de conversion est consciente et totale, elle conduit à la perte de la foi.39

3- La conversion religieuse et le dépassement de soi

Celui qui se convertit devient un être nouveau: en lui se développe un principe nouveau, l'amour sans limite. L'authenticité religieuse consiste alors à être fidele aux exigences de cet amour. C'est pourquoi aux quatres préceptes qui marquent l'authenticité humaine, i.e. sois attentif! sois intelligent! sois rationnel! sois responsable! Lonergan ajoute un cinquième: sois amoureux! Dans la mesure où cette fidélité se maintient, la conversion religieuse porte tous ses fruits. Un passage de A Second Collection mentionne ces fruits:

Avant tout, le don de Dieu de son amour surabondant se déverse dans l'amour du prochain. De même que Dieu lui-même est amour (1 Jn 4, 8.16) et que le trop-plein de son amour l'a conduit à créer, à soutenir et à promouvoir cet univers effervescent de masse et d'énergie, de processus chimiques, de plantes en variétés infinies et de vie animale, d'intelligence et d'amour humains, ainsi l'amour surabondant que Dieu nous donne se déverse dans l'amour de tout ce que Dieu a créé et, plus spécialement, de toutes les personnes que Dieu veut aimer. C'est cet amour qui permet à un mari d'aimer sa femme avec toute la tendresse qu'il a pour son propre corps (Ep 5, 28). C'est cet amour qui conduit le bon Samaritain à s'arrêter et à prendre soin du voyageur attaqué par les voleurs. C'est cet amour qui ne connait pas de frontière, car il recherche le Règne de Dieu, la règle de Dieu sur terre, et cette règle est universelle.40

Le don de l'amour de Dieu se trouve à actualiser l'orientation vers la valeur infinie. Il ne s'agit pas, comme nous l'avons vu, d'une nouvelle orientation par rapport à l'orientation naturelle de l'homme, car la visée de l'intentîonnnalité consciente est illimitée41. C'est pourquoi l'expérience de la conversion religieuse devient l'expérience du comblement de l'aspiration la plus profonde et la plus fondamentale chez l'homme, i.e. la recherche spontanée de l'esprit humain de la vérité et de la valeur absolues. Lisons ce qu'écrit Lonergan sur le sujet:

Mais l'amour de Dieu possède un caractère propre: il représente une réalité personnelle, intime et extrêmement ajustée aux aspirations les plus profondes du coeur humain. Il constitue l'accomplissement fondamental de l'être de l'homme. Et parce qu'il est cet accomplissement, il devient la source d'une grande paix, cette paix que le monde ne peut donner. Il est une fontaine de joie qui perdure malgré l'affliction causée par l'échec, l'humiliation, la privation, la douleur et l'abandon. De même, parce qu'il est cet accomplissement, il écarte la tentation de tout ce qui est superficiel, vide et dégradant, sans livrer l'homme au fanatisme qui apparait chez ceux dont la capacité de Dieu est employée à des buts finis.42

Le don de l'amour de Dieu constitue donc l'accomplissement fondamental de l'être humain. Nous avons vu que l'être de l'homme se définit par la capacité de se dépasser lui-même; il tend vers un objet absolu, la valeur parfaite et l'action conséquente. Par son amour illimité, Dieu donne de manière voilée cet objet vers lequel il tend: l'amour illimité ne peut que renvoyer à une valeur absolue, et par là révèle la présence de celle-ci, indique le chemin vers elle. C'est pouquoi nous pouvons dire d'une certaine façon que, dans l'expérience religieuse, une personne a trouvé ce qu'elle cherchait. Et parce qu'elle a trouvé ce qu'elle cherchait, parce que la visée fondamentale de son questionnement est apaisée, il s'ensuit une joie et une paix profonde. Car tant qu'un objet représente ce qui est cherché, il suscite le désir. Mais le désir fait place à la joie et à la paix quand l'intentionnalité consciente trouve ce qu'elle cherchait, quand l'activité de l'esprit humain atteint son terme. De plus, puisque le comblement des aspirations fondamentales de l'homme ne fait pas partie de ses capacités naturelles, la paix et la joie profondes qui en découlent se définissent comme une joie et une paix que le monde ne peut ni donner ni enlever.

Mais le don de Dieu n'est pas seulement gratia elevans mais également gratia sanans: il se situe en dehors des possibilités humaines tout en actualisant le dépassement de soi. Comment se représenter ces deux facettes de la conversion religieuse? Comment une gratia elevans fait-elle oeuvre de gratia sanans? A ce sujet Lonergan fait valoir un point de vue intéressant:

Bien que la conversion morale élève la conversion intellectuelle, on ne doit pas inférer pour autant que celle-ci vient en premier, suivie de la conversion morale et enfin de la conversion religieuse. Au contraire, d'un point de vue causal, on pourrait dire que Dieu fait d'abord le don de son amour. Cet amour rend possible un regard neuf qui découvre les valeurs dans toute leur splendeur, tandis que la force de cet amour provoque leur réalisation, et c'est en cela que consiste la conversion morale. Enfin, parmi les valeurs discernées par le regard de l'amour, se range la valeur de la croyance dans les vérités enseignées par la tradition religieuse et c'est dans cette tradition et cette croyance que se trouvent les germes de la conversion intellectuelle. Car la parole, tout en étant le produit des quatre niveaux de la conscience intentionnelle, les pénètre tous les quatre, une fois qu'elle est proclamée et entendue. Son contenu n'est pas simplement un contenu d'expérience, mais un contenu fait à la fois d'expérience, de compréhension, de jugement et de décision. Alors que l'analogie de la vie fait dévier la connaissance vers le mythe, la fidélité à la parole, au contraire, engage tout l'homme.43

Lonergan affirme que, d'un point de vue causal, la conversion religieuse serait la source des deux autres types de conversion. Car c'est le propre de l'amour de révéler les valeurs. Or, en révélant la valeur transcendante, l'amour sans limite révèle la valeur de l'univers et de tout ce qui est action d'amour. De plus, il donne la force pour actualiser le dépassement de soi. En cela il est la source de la conversion morale. En ce qui concerne l'impact de la conversion religieuse sur la conversion intellectuelle, il est moins direct: il se fait par l'intermédiaire de la tradition religieuse. Car les yeux de l'amour discernent la valeur de croire à la parole de la tradition religieuse. Or, dans la mesure où il est authentique, le contenu de cette parole ne se réfère pas seulement à ce qui est sensible mais également à ce qui est intelligible et rationnel. La vision du monde qui s'y trouve met radicalement en question toute vision étriquée de la réalité, conteste toute réduction de la connaissance à ce qui peut être vu, et par là constitue les germes de la conversion intellectuelle. Par exemple, comment quelqu'un, qui n'admet que le dépassement sensible de soi, pourra-t-il croire en un Dieu qui ne peut être ni vu ni touché. C'est pourquoi, si l'homme est de jure capable de dépassement, de facto il y arrive difficilement, de telle sorte que le dépasse-ment de soi au plan intellectuel et moral prend normalement sa source dans la conversion religieuse44. Et comme l'absence de dépassement de soi engendre le déclin et la désintégration d'une communauté, Lonergan voit dans la conversion religieuse la condition de facto du salut et du progrès de la société et de l'histoire. Il revient à plusieurs reprises sur ce sujet dans ses écrits et ses affirmations comportent quelque chose de pathétique, comme le laisse deviner ce passage de Method in Theology:

Ainsi, la foi est liée au progrès humain et elle doit affronter le défi humain. La foi et le progrès, en effet, prennent tous deux racine dans le dépassement de soi que l'homme réalise dans l'ordre de la connaissance et dans l'ordre moral. Promouvoir la foi, c'est favoriser indirectement le progrès et vice versa. La foi situe les efforts humains dans un univers amical; elle révele l'importance ultime des réalisations humaines; elle renforce la confiance que l'on met dans de nouvelles entreprises. Inversement, le progrès réalise les capacités de l'homme et de la nature; il révèle que l'homme existe pour instaurer, en ce monde, une perfection toujours plus complète; et parce que cette perfection constitue le bien de l'homme, elle procure aussi la gloire de Dieu. Par-dessus tout, la foi a le pouvoir de renverser le processus du déclin. Celui-ci déchire une culture en y faisant naître le conflit des idéologies. Il fait subir aux individus des pressions sociales, économiques et psychologiques qui, pour la fragilité humaine, équivalent au déterminisme. Il multiplie et entasse les abus et les absurdités qui engendrent le ressentiment, la haine, la colère, la violence. Or ce n'est ni la propagande ni la discussion mais la foi religieuse qui libérera la rationalité humaine de ses prisons idéologiques. Ce ne sont pas les promesses des hommes mais l'espérance religieuse qui peut rendre l'homme capable de résister aux énormes pressions du dépérissement social. Si les passions doivent se calmer, si les maux ne doivent être ni exacerbés, ni ignorés ni seulement enrayés, mais reconnus et enlevés, il faut que l'orgueil de l'homme et son désir de posséder laissent place à la charité religieuse, à la charité du serviteur souffrant, à l'amour de celui qui se sacrifie lui-même.45

4- La conversion religieuse et l'horizon

Un changement dans le pôle subjectif de l'horizon entraîne un changernent dans le pôle objectif: quand l'être d'une personne change, sa compréhension d'elle-même change, et par là sa vision du monde change. C'est ce qui se produit dans la conversion religieuse. Le don de l'amour de Dieu devient un nouveau facteur fondamental dans la vie d'une personne et transforme ainsi le pôle subjectif de son horizon. Dès lors, puisque cette personne possède en elle un nouveau point de référence pour interpréter le réel, sa vision du monde change. Lonergan explicite ainsi cette transformation:

D'après une expression courante, la conversion est ontique. Le converti appréhende différemment, évalue différemment, se situe de manière différente, car il est devenu un être différent. Le nouvelle appréhension ne se présente pas tant comme un nouvel énoncé ou un nouvel ensemble d'énoncés que comme de nouvelles significations qui s'attachent à tout énoncé. Elle ne se présente pas tant comme une nouvelle valeur que comme une transvaluation des valeurs. Selon le langage paulinien, "si donc quelqu'un est dans le Christ, c'est une création nouvelle: l'être ancien a disparu, un être nouveau est apparu (2 C 5, 17).46

Nous avons défini l'horizon comme la limite de nos connaissances et de nos intérêts. Avec la transformation du quatrième niveau de conscience, cette limite se déplace, ouvrant un nouveau champ de réalité: ce qui était passé inaperçu ou semblait insignifiant devient maintenant manifeste et clair, ce qui ne représentait aucun intérét revêt maintenant la plus haute importance. Le lieu le plus évident de ce changement concerne la question de Dieu:

La conversion religieuse constitue un fondement dans la mesure où elle vous donne un nouvel horizon. Car elle vous donne l'horizon dans lequel les questions sur Dieu s'avèrent importantes. Il existe des gens à qui vous pouvez parler de Dieu et ils écoutent avec passion. Il y en a d'autres qui se contentent de répliquer: "Mais de quoi veut-il donc parler? Comment pourrais-je m'intéresser à ce qu'il dit?"47

Cet intérêt pour Dieu provient de la perception de la valeur transcendante, et cette perception est l'oeuvre de l'amour de Dieu en nous. De même, l'amour de Dieu ne révèle pas simplement la valeur transcendante, mais également la valeur de ce qui est lié à la valeur transcendante. Une personne qui aime Dieu est vivement intéressée à le connaître, et ainsi apprécie tout ce qui parle de lui, tout ce qui contribue à révéler son visage; elle discerne alors la valeur d'accueillir une tradition religieuse. Ou encore, comme elle est intéressée à maintenir une relation personnelle avec Dieu, à s'unir toujours davantage à lui, elle discerne alors la valeur de la prière et de l'adoration. Inversement, elle déplore tout ce qui l'éloigne de lui, regrette tout refus d'aimer, et discerne ainsi la valeur du repentir. C'est ce que nous dit Lonergan de façon concise lorsqu'il écrit: "Notre amour nous fait discerner des valeurs que nous n'avions pas appréciées, des valeurs de prière et d'adoration, ou de repentir et de croyance"48.

Le changement d'horizon ne se manifeste pas seulement par une transvaluation mais également par un changement au plan de la signification. Et bien sûr, le premier mot à revêtir une signification, c'est le mot Dieu, Lonergan écrit:

Selon ce que j'ai appelé la signification première et fondamentale du mot Dieu, Celui-ci n'est pas un objet. Car cette signification est le terme d'une orientation vers le mystère transcendant. Tout en constituant le sommet de ce dépassement de soi qu'est le questionnement, cette orientation ne se réduit pas à poser et à résoudre des questions.49

Le mot Dieu, nous dit Lonergan, renvoit d'abord à l'orientation vers le mystère transcendant. Il faut noter que le sens premier ne désigne pas un objet, car Dieu n'est pas d'abord ce que vise l'intentionnalité consciente; préalablement à toute question, se trouve un amour. Inversement, celui qui refuse l'amour de Dieu se voit privé du référant fondamental pour comprendre le mot Dieu; celui-ci ne se réfère alors à rien, ou encore se réfère à une fabrication de l'imagination, ou encore se réfère à un désir de puissance. De même, l'amour de Dieu constitue le référant qui permet de reconnaître Dieu dans la nature, ou dans la tradition religieuse, ou dans le message révélé. "C'est l'oeil de la foi, écrit Lonergan, qui discerne la main de Dieu dans la nature et son message dans la révélation"50. Il existe comme une loi de connaturalité: l'expérience intérieure de Dieu sert de mesure ou de critère pour juger si ce que dit une personne ou ce que dit un message se réfère vraiment à Dieu; sa propre expérience religieuse sert de base pour saisir et juger l'expérience religieuse des autres51. Dans la mesure où cette expérience est authentique, la saisie de l'expérience d'autrui et le jugement porté sur elle sont objectifs52. Inversement, l'inauthenticité religieuse, et donc l'absence de ce référant qu'est l'amour de Dieu entraîne l'impossibilité radicale de comprendre toute parole ou toute action qui renvoit à cette expérience amoureuse. C'est ainsi qu'une tradition religieuse est incomprise et biaisée, que ses gestes et ses paroles sont vidés de leur signification. Method in Theology nous offre un texte intéressant sur le sujet:

Mais les non-convertis peuvent n'avoir aucune appréhension réelle de ce que c'est que d'être converti. Sociologiquement, ils sont catholiques ou protestants, mais ils s'éloignent, sur plus d'un point, des normes du christianisme. S'il leur manque également un langage approprié pour exprimer ce qu'ils sont réellement, ils utilisent alors le langage du groupe auquel ils s'identifient socialement. Il s'ensuit une inflation, ou une dévaluation, tant de ce langage que de la doctrine qu'il véhicule. Des termes qui désignent ce que le non-converti n'est justement pas, vont recevoir une extension indue pour servir à désigner ce qu'il est. On ne mentionnera pas, en bonne société, les doctrines qui apparaissent embarassantes et on ne tirera pas les conclusions qui semblent inacceptables. Une telle inauthenticité peut s'étendre; elle peut devenir tradition. A tel point que des gens élevées dans une tradition inauthentique ne peuvent devenir des êtres humains authentiques qu'en purifiant leur tradition.53

Ainsi, la garantie ou la source de l'authenticité religieuse ne consiste pas dans des formules ou dans des mots54. Car selon que la personne est ou n'est pas convertie, ces mêmes formules et ces mêmes mots se réfèrent à des réalités différentes. C'est ainsi qu'un mot comme charité en vient à ne plus se référer à un amour sans borne jaillissant du fond du coeur mais à un vague mouvement de pitié ou à un sentiment de devoir. Il en est de même au plan des valeurs. "Sans la foi, nous dit Lonergan, la valeur originaire est l'homme, et la valeur terminale le bien humain que l'homme réalise"55. Seul un horizon marqué par l'amour de Dieu, orienté vers le mystère transcendant, peut comprendre un autre horizon religieux. Terminons avec un exemple d'incompréhension d'attitudes religieuses que nous donne Lonergan:

Ce qui s'applique aux questions de fait, s'applique aussi aux questions d'interprétation. Par exemple, bien que la religion continue d'exister au vingtième siècle, elle ne permet toutefois plus d'expliquer l'ascétisme médiéval. En conséquence, on associe aujourd'hui les monastères moins avec le salut des âmes qu'avec l'hospitalité offerte aux voyageurs et avec l'assèchement des marécages. De même, un saint Siméon Stylite n'apparatt pas une impossîblité au point de vue physique; à l'instar des monstres borgnes et des chevaliers errants, il peut très bien cadrer avec le monde de l'enfant; mais sa motivation échappe à l'expérience courante d'un adulte et c'est pourquoi, de la façon la plus commode, on la qualifie de pathologique.56

5- Quelques remarques

Affirmer ce qu'est la conversion religieuse et expliciter son processus ne nous permet pas de toucher à tous ses aspects. Il nous semble néanmoins important de souligner certains points afin de donner une vision plus adéquate de la conversion, en particulier de son caractère conscient, dialectique, social et historique.

A. Le caractère conscient de la conversion religieuse

Que la conversion religieuse soit, pour Lonergan, un événement conscient, cela ne fait pas de doute. Tout le travail d'objectivation qu'il a accompli le présuppose. Nous pouvons néanmoins nous appuyer sur ses propres paroles:

Même si on a débattu la question de diverses façons, le don de Dieu de sa grâce, du moins selon mon opinion, ne se produit pas de manière inconsciente. Il ne se confine pas à un domaine métaphysique quelconque de telle sorte qu'il serait impossible d'en faire l'expérience. Il peut survenir comme un coup de tonnerre lorsque Dieu, selon les mots du prophète Ezéchiel, extirpe de l'homme son coeur de pierre et le remplace par un coeur de chair. Mais de façon plus habituelle, il survient si silencieusement et si doucement que, même s'il est une expérience consciente, il n'est pas un objet auquel nous sommes attentif, que nous cherchons à comprendre et que nous saisissons, que nous identifions et nommons, que nous vérifions et affirmons. Car, comme vous le savez, être conscient est une chose, comprendre en est une autre.57

Nous avons vu que le qualificatif conscient avait un sens très précis chez Lonergan: il désigne la transparence des opérations d'un sujet, le fait que celui-ci peut être présent non seulement à un objet, mais également et en même temps aux opérations par lesquelles il vise l'objet. Comme il y a quatre niveaux d'opérations chez un sujet, il y a également quatre niveaux de conscience. Or le niveau de conscience qui se trouve impliqué dans l'expérience religieuse c'est le quatrième niveau de conscience, le niveau du sujet existentiel:

La conscience dont il s'agit se situe au quatrième niveau de la conscience intentionnelle. Ce n'est pas la conscience qui accompagne les actes de voir, entendre, sentir, gouter, toucher. Ce n'est pas non plus la conscience qui accompagne les actes de chercher, saisir, formuler, parler. Ce n'est pas davantage la conscience qui accompagne les actes de réfléchir, arranger et soupeser les éléments de preuve, porter des jugements de réalité ou de possiblité. C'est le type de conscience qui délibère, porte des jugements de valeur, décide, agit de façon responsable et libre. Mais c'est cette conscience en tant que parvenue à une plénitude, en tant qu'elle a subi une conversion, qu'elle possède une base qui peut être élargie, approfondie, élevée, enrichie, mais non pas dépassée, en tant aussi qu'elle est prête à délibérer, juger, décider et agir avec la libre aisance de ceux qui font bien tout ce qu'ils entreprennent parce qu'ils sont en amour. Ainsi, le don de l'amour de Dieu occupe le terrain et la racine du quatrième et dernier niveau de la conscience intentionnelle de l'homme. Il atteint le sommet de l'âme, l'apex animae.58

Ce qui distingue l'expérience religieuse de l'expérience ordinaire du quatrième niveau de conscience, c'est la présence à sa base de l'amour de Dieu qui actualise les opérations et les orientent vers le mystère transcendant. "Car l'amour de Dieu, écrit Lonergan, le fait d'être en amour avec Dieu peut être l'objet d'une expérience aussi pleine et aussi dominante, aussi envahissante et aussi durable que celle de l'amour humain"59.

Affirmer que la conversion religieuse est consciente ne se ramène nullement à affirmer qu'elle est connue. Car la conscience n'est qu'une présence à des opérations, elle n'est qu'une expérience. Or la connaissance implique plus qu'une expérience: elle implique que cette expérience soit comprise de manière intelligente et affirmée de manière rationnelle. C'est ainsi que la conversion religieuse est objectivée quand une personne sait la signification de son expérience intérieure, quand elle sait à quoi se réfère l'amour qui l'habite. Rappelons ce que Lonergan dit à ce sujet:

Le contenu constitue un état dynamique d'être en amour, et d'être en amour sans restriction. Nous en sommes conscients mais nous ne le connaissons pas. Nous pouvons inférer l'objet auquel il se réfère dans la mesure où nous passons de la simple conscience au connaître. Dès lors, puisque l'amour est sans restriction, nous pouvons conclure qu'il se réfère à un être absolu. Mais le don lui-même n'inclut pas ces étapes ultérieures.60

Puisque la conversion religieuse se présente d'abord sous forme d'expérience, puisque sa connaissance présuppose un travail de réflexion, elle n'est pas souvent objectivée. Aussi Lonergan fait remarquer qu'une personne religieuse peut ne pas se reconnaître dans une élaboration théorique de la conversion; il écrit:

Mais tout comme on peut être un grand scientifique sans avoir plus que des notions très vagues a propos de ses propres opérations intentionnelles et conscientes, de même une personne peut avoir de la maturité au plan religieux et devoir pourtant se rappeler sa vie passée et en examiner les événements et les traits religieux, pour parvenir a y discerner une direction, une orientation, un appel et un mouvement vers la dimension transmondaine. Même alors, les difficultés de cette personne ne sont pas finies: elle peut s'avérer incapable de rattacher un sens précis aux mots que je viens d'employer; elle peut être trop familière avec la réalité dont j'ai parlé pour être capable de la mettre en rapport avec ce que je dis; elle peut chercher à tort quelque chose d'identifiable au moyen d'une étiquette, au lieu d'essayer tout simplement d'atteindre à un degré de conscience plus élevé de la force qui s'exerce en elle et de porter attention à ses effets a long terme.61

Ainsi la conversion religieuse est un événement, sinon connu, du moins conscient. Affirmer ainsi le caractère conscient de la conversion, comme le fait Lonergan, implique qu'il existe des données religieuses, et donc une expérience religieuse à partir de laquelle peut s'élaborer réflexion.

B. Le caractère dialectique de la conversion religieuse

Cette deuxième caractéristique nous est suggérée par cette remarque de Lonergan:

...il faut établir une distinction entre 1) la manière dont on le (le fait d'être en amour avec Dieu) définit et 2) la manière dont on le réalise. Cet amour se définit comme l'actualisation habituelle de la capacité qu'a l'homme de se dépasser; il se définit comme la conversion religieuse, qui fonde la conversion tant morale qu'intellectuelle; il fournit le véritable critère qui sert à juger tout le reste; et en conséquence, on n'a qu'à expérimenter en soi-même ou a l'observer chez les autres pour pouvoir affirmer qu'il trouve en lui-même sa propre justification. D'autre part, si l'on considère cet amour en tant que présent chez un être humain particulier, on remarque qu'il se réalise de manière dialectique. L'authenticité recherchée consiste à abandonner l'inauthenticité, mais cet abandon n'est jamais total et demeure toujours précaire. Les plus grands saints n'ont pas que des bizarreries: ils ont également leurs défauts.62

La conversion religieuse n'entraîne donc pas la perfection religieuse, elle n'est qu'un point de départ. Aussi le développement religieux est, pour Lonergan, un mouvement dialectique, i.e. un mouvement marqué par la confrontation de principes opposés. Car "si cet amour constitue le sommet du dépassement de soi, celui-ci reste, chez l'homme, toujours précaire"63. En quoi consiste alors le conflit qui se déroule dans le sujet? "Ce n'est pas une lutte entre des opposés quelconques, répond Lonergan, mais une opposition bien définie entre l'authenticité et l'inauthenticité, entre le moi qui se dépasse et le moi que l'on dépasse"64. A ce propos nous avons vu que le sujet intelligent dépassait le sujet empirique et l'intégrait à la recherche de l'intelligible, que le sujet rationnel dépassait le sujet intelligent et l'intégrait à la recherche du vrai et du réel, que le sujet responsable dépassait le sujet rationnel et l'intégrait dans la recherche de la valeur, tout comme il dépassait les intérêts égoïstes au profit de ce qui est vraiment bien. Le conflit provient de la résistance du premier à se laisser intégrer par le deuxième. De plus, dans la conversion religieuse l'intégrateur suprême devient l'amour sans limite. Le mouvement dialectique vient alors de la résistance du sujet à se laisser intégré par cet amour, de l'opposition entre le coeur de pierre et le coeur de chair. C'est pourquoi les conflits religieux fondamentaux ne sont pas avant tout entre diverses propositions, ou encore entre diverses structures sociales, mais entre les différents "soi" qui se trouvent au centre de la réalité humaine65.

Dans son chapitre sur la religion dans Method in Theology, Lonergan consacre une section sur le caractère dialectique du développement religieux66. Il montre surtout comment les traits principaux de l'expérience religieuse peuvent être accompagnés de traits opposés. C'est ainsi que la trop grande insistance sur le mystère transcendant conduit à la négation de son existence, tout comme l'insistance sur son immanence conduit à des pratiques idôlatriques et magiques, ou encore au panthéisme; l'insistance sur l'amour, sans le mettre en relation avec le dépassement de soi, conduit à des pratiques érotiques, sexuelles et orgiaques; l'insistance sur le mystère terrifiant conduit à des pratiques démoniaques et destructives.

Au plan concret, la conversion religieuse est ainsi un mouvement dialectique: elle est un arrachement lent et continuel à l'inauthenticite. C'est pourquoi les hommes "ont à apprendre avec humilité que le développement religieux est dialectique, que la tâche de se repentir et de se convertir est l'oeuvre de toute une vie"67. Et parce que la conversion religieuse est un mouvement dialectique, parce qu'elle ne suit pas de loi nécessaire et immuable, ses traits concrets ne peuvent être établis a priori mais uniquement a posteriori68.

C. Le caractère social et historique de la conversion religieuse

En plus du caractère conscient et dialectique de la conversion religieuse, il existe un autre aspect sur lequel Lonergan attire notre attention:

Si personnelle et intime que soit l'expérience religieuse, elle n'est pas solitaire. Le m~e don peut être fait à plusieurs, qui peuvent se reconnaître une orientation commune dans leur vie et leurs sentiments, dans leurs critères et leurs buts. Une même union à Dieu fait éclore une communauté religieuse.69

Du fait que Dieu donne à tous son amour et qu'un certain nombre d'hommes accueillent ce don, la conversion religieuse possède une dimension sociale ou communautaire. Notons que, pour Lonergan, ce qui constitue une communauté, c'est une signification commune70. Qu'est-ce qu'une signification commune? Il nous la présente ainsi:

Car la signification devient commune dans la mesure ou existe et fonctionne une communauté, c' est-à-dire dans la mesure où l'on trouve un champ commun d'expérience, une compréhension commune et complémentaire, des jugements communs ou tout au moins l'acceptation des désaccords, et finalement des engagements communs et complémentaires.71

La signification commune constitue la communauté. Normalement, cette signification commune présuppose une expérience semblable et interprétée de la même façon ou du moins de façon complementaire, sur laquelle on porte un jugement commun et qui conduit à un même engagement ou du moins à des engagements complémentaires. Or, comme nous l'avons vu, l'orientation religieuse ne s'appuie sur aucune connaissance de la réalité, mais vient du don de l'amour de Dieu. Aussi la signification commune, qui constitue la communauté, provient de cet amour sans limite répandu dans le coeur et que la tradition chrétienne lie au don de l'Esprit Saint.

Lonergan ne se contente pas de souligner que l'amour de Dieu constitue la communauté religieuse, mais il insiste également sur l'action réciproque de la communauté vis-à-vis du don, sur son rôle. Quel est ce rôle? Quelques passages de ses écrits nous informent sur le sujet:

Mais elle (la conversion) n'est pas si privée qu'on puisse la qualifier de solitaire. Elle peut se produire chez plusieurs et ceux-ci peuvent se convertir et former une communauté pour se soutenir les uns les autres dans cette transformation d'eux-mêmes et pour s'entraider dans leur réponse aux exigences et dans la réalisation des promesses de leur vie nouvelle.72

De même, un autre texte précise le rôle de la communauté:

Normalement, le don de Dieu de son amour n'entraîne pas une transformation soudaine du caractère ou de la personnalité. Il ressemble à une graine semée dans un sol qu'il faut cultiver, ou à une pousse qui a besoin du soleil et de la pluie ainsi que d'être protégée contre des mauvaises herbes étouffantes, des insectes voraces et des animaux rodeurs. De même que Charlie Brown a besoin de tous les amis qu'il peut se faire, ainsi les chrétiens ont besoin de tout l'aide qu'ils peuvent obtenir. Les grands saints sont rares, et mêmes eux se considèrent comme des vases d'argile. Le besoin d'enseignement et de prédication, de rites et de culte communs, implique le besoin d'être les membres les uns des autres, de partager avec les autres ce qu'il y a de plus profond en nous-mêmes, de nous voir rappeler de nos égarements, d'être encouragés dans nos bonnes intentions.73

La communauté vise donc à soutenir la conversion religieuse, à la protéger contre les forces contraires, à offrir un milieu qui en favorise la croissance. Car la conversion n'est qu'un point de départ, qu'une nouvelle orientation, qu'une nouvelle capacité. La connaissance des implications de cette nouvelle orientation, le déploiement des nouvelles ca-pacités, exigent un long développement tant au plan des connaissances qu'au plan affectif. C'est pourquoi, comme il existe ce bien qu'est l'organisation (good of order) visant à combler les besoins des membres d'une société, de même ce bien qu'est l'organisation s'impose pour un groupe religieux afin de satisfaire leurs besoins74. Et comme la tradition culturelle est l'ensemble des significations et des valeurs qui animent une société, de même la tradition religieuse, en revêtant une culture de sa signification et de sa valeur la plus haute, anime l'organisation religieuse, apporte sa collaboration dans l'explicitation et dans la croissance de la conversion75.

La conversion religieuse ne s'étend pas seulement dans l'espace, mais également dans le temps. Et parce qu'elle s'étend dans le temps, elle possède un caractère historique. C'est ce qu'affirme Lonergan en ces termes:

Enfin, ce qui est devenu communautaire peut aussi devenir historique, c'est-à-dire se transmettre d'une génération à l'autre, se répandre d'un milieu culturel à l'autre, s'adapter à des circonstances qui évoluent, affronter de nouvelles situations, survivre au cours d'une période différente ou refleurir à une autre époque.76

Un autre texte précise cette dimension historique:

Lorsque les communautés durent et que de nouveaux membres remplacent les anciens, l'expression devient traditionnelle. La religion devient historique en ce sens général qu'elle s'étend sur une longue période et qu'elle fournit les éléments de base d'un processus évolutif qui comprend le développement personnel, l'organisation sociale, les significations et les valeurs culturelles.77

Le caractère historique ne concerne pas le don de Dieu lui-même mais la façon dont il est vécu et compris. Dans la mesure ou la conversion s'exprime dans une communauté par des paroles, des gestes, des symboles, des comportements, des institutions, des rites, elle peut se continuer dans le temps de génération en génération. Et en raison de la diversité des milieux culturels et du développement des connaissances humaines, les significations et les valeurs qui s'expriment ainsi sont appelées à changer, même si elles se réfèrent toujours au même don et à la même orientation vers le mystère transcendant. Par son caractère historique, la tradition religieuse peut offrir un milieu actuel et toujours plus riche pour expliciter et vivre la conversion religieuse.

Résumons la démarche de ce chapitre. Nous avons commencé par analyser le texte principal sur la conversion religieuse. Ceci nous a aidé à voir que Lonergan définit ce courant de fond de la conscience existentielle comme le fait de se mettre à aimer Dieu d'un amour transmondain, alors qu'un Paul Tillich la définit comme le fait d'être saisi par une préoccupation ultime, que s. Paul interprète comme le don de l'amour de Dieu par l'Esprit Saint qui a été donné et que la tradition théologique ultérieure a objectivé en terme de grâce opérante. Pour mieux expliciter la conversion religieuse, nous l'avons situer par rapport aux deux autres types de conversion. Puis nous avons essayé d'esquisser son processus à l'aide de la structure fondamentale de la conscience existentielle. Une telle option fondamentale change radicalement l'être d'une personne et c'est pourquoi nous avons jeté ensuite un bref coup d'oeil sur l'impact de la conversion religieuse relativement au dépassement de soi, et par voie de conséquence, relativement à l'horizon. Enfin il restait à compléter notre tableau par quelques aspects laissés dans l'ombre au cours de l'analyse.

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1 Method..., p. 240-241: "Religious conversion is being grasped by ultimate concern. It is other-worldly falling in love. It is total and permanent self-surrender without conditions, qualification, reservations. But it is such a surrender, not as an act, but as a dynamic state that is prior to and principle of subsequent acts. It is revealed in retrospect as an under-tow of existential consciousness, as a fated acceptance of a vocation to holiness, as perhaps an increasing simplicity in prayer. It is interpreted differently in the context of different religious traditions. For Christians it is God's love flooding our hearts through the Holy Spirit given to us. It is the gift of grace, and since the days of Augustine, a distinction has been drawn between operative and cooperative grace. Operative grace is the replacement of the heart of stone by a heart of flesh, a replacement beyond the horizon of the heart of stone. Cooperative grace is the effectiveness of conversion, the gradual movement towards a full and complete transformation of the whole of one's living and feeling, one's thoughts, words, deeds, and omission".

2 A Second..., p. 173.

3 Philosophy of God..., p. 54.

4 Method..., p. 303.

5 Ibid., p. 113.

6 Method..., p. 39.

7 Voir B. Lonergan, Grace and Freedom, London, Darton, Longman & Todd, 1971.

8 S. Thomas, Somme théologique, 1-2, q. 111, a. 2. Voir Grace and Freedom, p. 123.

9 Method..., p. 241.

10 Ibid., p. 283.

11 Method.. . , p. 242.

12 Collection, p. 200.

13 Thomas More Institute Papers/ 75, p. 63.

14 Method..., p. 242-243.

15 A Second..., p. 75.

16 Voir par contraste la façon dont Aristote conçoit l'amitié: elle se fonde sur le caractère aimable de l'homme, sur la qualité morale de l'autre. A ce sujet il écrit: "L' amitié parfaite, c'est l'amité des bons, c'est-à-dire de ceux qui se ressemblent en vertu. Car eux, c'est de la même manière qu'ils se souhaitent du bien l'un à l'autre: en tant que bons. Or, bons, ils le sont en eux-mêmes" (Éthique à Nicomague, VIII, 4). Au contraire, l'amour de Dieu va au-delà de la qualité morale de l'autre, il est un amour qui se fonde sur Dieu lui-même, un amour qui rend le bien pour le mal, un amour qui sauve.

17 Nous pouvons nous demander: où se situe dans tout cela la conversion provoquée par un amour humain, i.e. l'amour des conjoints et l'amour des enfants, ou encore l'amour de l'humanité? Lonergan n'en parle pas directement. A notre avis, cette conversion se réduit à une conversion morale, car elle ne comporte pas de différence réelle par rapport à cette dernière: le fait de devenir amoureux d'une personne ou d'une communauté, de découvrir une valeur, peut être l'occasion d'une découverte des valeurs et entraîner une vie orientée vers les valeurs.

18 Voir Method..., p. 241-242.

19 Method..., p. 283.

20 Ibid..., p. 282.

21 On ne peut nier le fait que la conversion religieuse puisse avoir lieu dans le contexte d'une tradition religieuse qui constitue un réponse à la quête du sens profond de la vie; dans ce cas on voit le rôle de l'Esprit Saint comme celui qui aide à intérioriser et à pénétrer la révélation historique. Il reste néanmoins que faire de la structure du processus existentiel de l'acte de foi telle que présentée par André Charron ("L'agent de la seconde évangélisation et les niveaux de son intervention", Études pastorales '75, Montréal, Université de Montréal, 1975-1976, p. 6-68) - où la conversion est précédée par la quête de sens et la proposition du sens en Jésus Christ - la structure normale et nécessaire de la conversion, nous semble incompatible avec la position de Lonergan.

22 Philosophy of God..., p. 36.

23 Method..., p. 115.

24 Method..., p. 340-341.

25 Ibid..., p. 115-116.

26 Ibid..., p. 115.

27 Voir Method. .., p. 116.

28 C'est dans le contexte d'une connaissance de type moral qu'il nous semble possible de comprendre la signification première de l'illumination dont parlent plusieurs convertis. En effet ceux-ci font parfois remonter l'origine de leur brusque changement de vie à une illumination qu'ils ont eu dans une église ou ailleurs. Or, quand on essaie de préciser le contenu de cette illumination, on arrive à des choses très floues du point de vue intellectuel. Il serait plus éclairant de considérer cette illumination d'après le modèle d'une perception de valeur, et donc comme la découverte d'une valeur transcendante. Cette connaissance est de type moral, en ce sens qu'elle se produit au quatrième niveau de la conscience. Nous ne voulons pas nier par là que cette illumination contienne également la certitude de l'existence de Dieu et de sa présence amoureuse. Mais il nous semble que, d'après la pensée de Lonergan, l'affirmation de l'existence de Dieu est seconde par rapport à la perception de la valeur et s'appuie sur elle.

29 Method..., p. 116.

30 Voir Method..., p. 221.

31 Method..., p. 40.

32 Ibid., p. 289-290.

33 S'il n'y avait pas ce minimum de foi, s'il n'y avait pas une certaine perception de la valeur transcendante, celui qui refusesait l'horizon religieux serait sans péché.

34 Philosophy of God..., p. 37.

35 Voir Method..., p. 37.

36 Au cours de ses écrits Lonergan apporte ses propres suggestions sur la faute contre l'Esprit Saint. Nous n'avons malheureusement pas pu localiser ces passages.

37 Voir Philosophy of God..., p. 37. Dans Insight Lonergan affirme que le péché, s'il peut faire appel à certaines circonstances atténuantes, n'a pas de cause, car on ne peut lui trouver une justification. Le péché se définit comme une absence de bien, une irrationalité qui n'a pas d'explication. Voir p. 666-668.

38 Philosophy of God..., p. 37.

39 Method..., p. 298.

40 A Second..., p. 154.

41 Qu'on nous comprenne bien. De fait, pour Lonergan l'homme est blessé, et sa situation concrète est celle de l'infidélité à l'oriention de l'intentionnalité consciente. Aussi l'orientation vers Dieu est concrètement l'oeuvre de l'amour de Dieu. Mais le don de Dieu se trouve alors à redonner l'intégrité de l'homme, son orientation naturelle vers l'Être; il joue dans ce cas le rôle de gratia sanans.

42 A Second..., p. 145-146.

43 Method..., p. 243.

44 Voir Bernard Tyrrel, Bernard Lonergan's Philosophy of God, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1974, p. 39-49.

45 Method..., p. 117. La primauté de la conversion religieuse jette une lumière nouvelle sur le travail de libération sociale. Car l'authenticité morale, la promotion de la justice, de la paix, de la fraternité prend sa source dans l'amour que Dieu donne et devient donc le signe de l'action du Règne de Dieu.

46 A Second..., p. 66.

47 Philosophy of God..., p. 17.

48 Method..., p. 122.

49 Method..., p. 342.

50 A Second..., p. 129.

51 Seule la conversion religieuse, et donc la présence de ce référant qu'est l'amour de Dieu, permet de discerner dans une personne un envoyé de Dieu, ou dans une parole une parole de Dieu. Si, par exemple, les autorités juives ont refusé Jésus comme envoyé, c'est sans doute que ce à quoi renvoyait le mot Yahvé chez eux ne correspondait pas à ce que Jésus montrait de lui-même et de son Père par ses paroles et ses actions. Seule une véritable expérience de l'amour sans limite, sans condition, sans restriction permet de voir dans ses gestes de pardon et de guérison, dans sa solidarité avec les pauvres et les pécheurs, le signe de Dieu; car cette expérience conduit la personne à affirmer: "C'est bien Lui... ça lui ressemble!"

52 Pour Lonergan la véritable objectivité est le fruit d'une subjectivité authentique. Voir Method..., p. 292.

53 Method..., p. 298-299.

54 Pour Lonergan ce ne sont pas les formules qui constituent la source d'unité des croyants mais le fait d'aimer véritablement Dieu, de vivre l'expérience décrite par Rm 5, 5. Voir Method. ., p. 327.

55 Method..., p. 116.

56 Ibid., p. 222-223.

57 A Second..., p. 245.

58 Method..., p. 106-107.

59 Collection, p. 250.

60 Philosophy of God..., p. 38.

61 Method..., p. 290.

62 Ibid., p. 283-284.

63 Ibid., p. 110.

64 Method..., p. 111.

65 Cette insitance sur la réalité humaine ne nie pas que des structures sociales peuvent être des situations de péché. Mais ces situations sociales ne font que refléter l'être de l'homme.

66 Voir Method..., p. 110-112.

67 Method..., p. 118.

68 Ibid., p. 111.

69 Ibid., p. 118.

70 Method..., p. 79.

71 Ibid., p. 178.

72 Ibid., p. 130. Voir également A Second..., p. 66.

73 A Second..., p. 157.

74 Voir A Second..., p. 168. Sur la dimension institutionnelle de la communauté, voir Ibid., p. 175-181.

75 Method..., p. 112. Voir également A Second..., p. 168.

76 Method..., p. 130. Voir également A Second..., p. 66.

77 Method..., p. 118.