Introduction à
sa pensée
Colloque CCCM 2018 - Le sujet humain selon Bernard Lonergan

 

Pierrot Lambert

Un mot tout d’abord à propos de Bernard Lonergan.

Bernard Lonergan était un Canadien, un Québécois même, qui est né à Buckingham dans l’Outaouais en 1904 et est décédé en 1984 près de Toronto. Il était jésuite et théologien. Mais il s’est intéressé toute sa vie à la construction d’une philosophie de l’intentionnalité et a produit notamment son grand ouvrage philosophique, Insight. A Study of Human Understanding, dans les années 1950 (à l’époque de la naissance de l’intelligence artificielle).

Quelques années plus tard, il résumait le propos de ce grand livre en disant qu’il répondait à trois questions :

  • Qu’est-ce que je fais quand je connais?

  • En quoi cette activité est-elle une connaissance?

  • Qu’est-ce que je connais quand j’accomplis cette activité?

(Theories of Inquiry. Responses to a Symposium, 1967, p. 33-42 et L’insight, note d de l’Introduction, p. 762).

Dans son Introduction, Lonergan précise l’objet de son livre, qui « n’est pas de fournir une énumération des propriétés abstraites de la connaissance humaine, mais d’aider le lecteur à réaliser une appropriation personnelle de la structure concrète, dynamique, immanente, qui opère de façon récurrente dans ses propres activités cognitives »1.

Les questions posées font appel à deux volets de la conscience : le volet de la conscience introspective ou réflexive (qu’est-ce que je fais quand… ) et le volet de la conscience directe (qu’est-ce que je connais quand… ) Les données de la conscience directe sont des opérations mentales et leur visée. Les données de la conscience réflexive sont des modes de présence à soi qui accompagnent les opérations de la conscience directe.

Ces diverses données de la conscience ne sont pas simplement juxtaposées, mais elles s’appellent les unes les autres par un dynamisme ascendant. (Voir le tableau en annexe)

La conscience directe

Voyons donc d’abord les opérations de la conscience directe et leur portée.

L’opération la plus simple est celle de la perception des sens. Nous nous situons dans ce mode évidemment quand nous nous trouvons à Cuba dans un « forfait tout compris » entre la mer et la plage (ou entre deux verres de rhum), ou encore en accomplissant une activité sans questionnement comme la tonte du gazon. La perception sensible est un niveau inférieur d’opération, mais elle nous renseigne énormément sur le monde qui nous entoure. L’attention au donné (les présentations des sens) est capitale pour les opérations supérieures.

Le niveau suivant, celui de l’insight, l’acte d’intellection, est un élément capital pour Lonergan. Son analyse de la façon dont s’opère la compréhension, Lonergan l’a découverte chez Aristote et Thomas d’Aquin.

L’insight fait partie de notre vie de tous les jours, mais pour mieux le saisir, il nous sera utile de prendre un exemple spectaculaire, comme celui de la découverte du langage des signes par Helen Keller, qui lui a permis d’accéder au monde de la signification.

Vous connaissez peut-être Helen Keller. À l’âge d’un an et demi, en février 1882, elle a souffert d'une congestion cérébrale qui l’a rendue sourde et aveugle à la fois.

Plus tard, en 1886, ses parents font appel à Anne Mansfield Sullivan, une jeune éducatrice exerçant ses fonctions dans une école pour aveugles. Helen Keller est enfermée dans ses pensées. Elle a inventé avec une amie de son âge une soixantaine de signes, mais c’est bien peu pour communiquer avec le monde extérieur. Anne Sullivan tente de lui apprendre le langage des signes, qui lui permettrait de sortir de son isolement. Anne trace des signes dans la main de Helen, après lui avoir fait toucher l’objet qu’elle veut désigner par le langage des signes. Mais Helen ne voit là qu’un jeu.

Or, un jour, dans une scène dramatisée par le film Miracle en Alabama, Anne prend Helen par la main, et l’entraîne dans la cour, près du puits, où elle lui fait couler de l’eau fraîche sur les mains. Elle répète ainsi, un peu désespérée, un exercice qu’elle a fait plusieurs fois déjà.

Mais là le déclic se produit. Helen saisit que les signes qu’Anne lui trace dans la main forment le nom qui désigne l’eau : W-A-T-E-R. Elle a compris. Elle pourra désormais exprimer la notion de l’eau.

Mais ce qui est encore plus important, c’est qu’elle a compris qu’il existe un nom différent pour chaque chose, et qu’il lui suffit d’apprendre les désignations différentes en langage des signes pour pouvoir s’exprimer …

Helen Keller est passée tout à coup de la sensation à la compréhension.

Tout ça grâce à un insight. L’insight, c’est la découverte d’un lien, d’une explication recherchée. Ça se produit tout à coup. Entre Helen et sa tutrice, il y a eu bien d’autres occasions d’une telle découverte. Anne Sullivan a répété maintes fois, avec des poupées, des meubles, des fleurs, cette suggestion d’une relation entre les signes dans la main et l’objet touché. Et tout à coup, le déclic se produit. Helen saisit la relation entre l’eau et le mot WATER.

Ce n’est donc pas les circonstances extérieures qui déclenchent l’insight, mais un événement intérieur.

Et ce qui est extrêmement important, c’est que l’insight pivote entre le concret et l’abstrait. Helen Keller saisit le sens des signes que sa tutrice lui trace dans la main. L’insight permet à Helen d’exprimer la notion de l’eau sans avoir à retourner au puits. Le concret, c’est l’eau et les signes tracés dans la main. L’abstrait, c’est le langage, la signification attachée aux signes, aux lettres, aux mots formés. Et l’abstrait est acquis une fois pour toutes. Helen a saisi une fois pour toutes le secret du langage. Il paraît que ce jour-là elle a appris des dizaines d’autres mots. Une fois son esprit libéré, sa soif d’apprendre l’a menée très loin.

Helen Keller a par la suite appris des langues étrangères, elle est devenue une écrivaine et une conférencière de grand renom.

Helen Keller a appris en fait la signification.

Nos petits insights sont moins spectaculaires mais ils ont la même forme.

Nos insights multiples nous permettent de nous appuyer sur la signification, du langage quotidien jusqu’aux symboles multiples de la vie en société et aux différents domaines du savoir et de l’imagination.

Mais pour Lonergan comprendre ce n’est pas encore connaître. Un autre niveau d’opération doit entrer en jeu, le jugement. Lonergan construit ce qu’il appelle son réalisme critique sur cet autre niveau d’opération.

La compréhension n’est pas forcément juste. Elle peut produire des idées brillantes, mais erronées.

Un esprit critique sait que les idées exigent une vérification. Certains estiment que tout ce que rapportent les médias représente des Fake News. D’autres comme Michel C. Auger s’attaquent à des mythes répandus en politique québécoise. Bref, l’être humain ressent le besoin de contrôler, de vérifier les faits et les interprétations des faits.

Pour Lonergan, la connaissance est le fruit de trois types d’opérations : l’expérience sensible, la compréhension et le jugement de réalité. Cette structure dynamique de trois niveaux d’opérations est capitale et elle distingue nettement l’humain de la machine dotée d’intelligence artificielle.

Nous voulons savoir la vérité. Est-ce que telle allégation est fondée? Est-ce que les choses se sont passées comme le rapporte tel journaliste? La vérité, c’est le fruit d’un examen permettant d’affirmer ou de nier une proposition.

Ce mode d’opération critique a pour balises la vérité et l’objectivité. L’objectivité est le fruit d’une subjectivité authentique. Le sujet parvient progressivement à l’objectivité puisque l’apprentissage est un processus autocorrectif où le questionnement exige des dépassements incessants. Le sujet authentique est celui qui ne fait pas échec à ce questionnement qui l’oblige sans cesse à se dépasser.

Chez Lonergan, la vérité est liée aux conditions d’un jugement de réalité. La possibilité d’affirmer la vérité d’une proposition ou d’un fait est établie si les conditions sont réunies. Un tel jugement de réalité peut toujours être remis en question bien sûr. La vérité établie n’est pas une certitude permanente.

Lonergan dit une chose étonnante au sujet de la vérité. « Dans l’ordre de l’intentionnalité, elle est indépendante du sujet ». Ce qui veut dire qu’elle est atteinte dans une démarche de dépassement de soi, au-delà de ce que le sujet sent, imagine ou pense, où il parvient à déterminer « ce qui est ainsi » comme dit Lonergan. Mais il ajoute : « dans l’ordre ontologique, la vérité ne réside que dans le sujet ». Il conclut : « Le fruit de la vérité doit croître et murir sur l’arbre du sujet avant de pouvoir être cueilli et placé dans le domaine de l’absolu qui est le sien »2.

L’être humain est orienté vers l’intelligible et le vrai, mais l’être humain est également un évaluateur. En plus des jugements de réalité, il pose des jugements de valeur.

Tous les jours des personnes manifestent dans la rue quelque part. Ces personnes ont le sentiment que des situations ou des politiques sont moralement inacceptables.

À partir d’un sentiment moral elles militent pour une valeur.

Et leur jugement de valeur peut les pousser à l’action.

Prenons le cas d’Emma Gonzalez, survivante de la tuerie de l’école Parkland en Floride, qui mobilise une partie de la jeunesse des États-Unis en criant sa colère et en appelant à une prise de conscience nationale devant la collusion entre la NRA et la classe politique de son pays qui se drape derrière des raisonnements bidons et un fameux Amendement de la Constitution pour protéger des intérêts financiers néfastes pour la société américaine.

Un engagement actif et profond se déploie autour de personnes comme Emma Gonzalez. En plus de poser un jugement de valeur, Emma Gonzalez et d’autres jeunes autour d’elle s’engagent dans l’action. Leur jugement de valeur a entraîné une réponse à une délibération autour de la question : que devons-nous faire?

L’agir que la personne doit envisager s’appuie sur une valeur perçue dans un sentiment. Dans le cas d’Emma Gonzalez, la tuerie de l’école Parkland a évidemment suscité de la colère non seulement envers le tueur mais aussi envers les politiciens américains qui protègent le cartel des armes à feu et une détermination à casser cet état de choses.

Le jugement de valeur, ajoute Lonergan, comprend une connaissance de la réalité, une réponse à la valeur perçue et un dépassement de soi d’ordre moral3.

La conscience réflexive

Nous venons de survoler les niveaux de la conscience directe, depuis la simple perception du donné sensible et l’activité sans questionnement, jusqu’à la mobilisation à la suite d’un jugement de valeur.

La conscience directe est « intentionnelle », donc elle porte sur des objets (je vois quelque chose, je comprends quelque chose, je ressens, j’aime, je décide telle ou telle chose…

Or la conscience directe s’accompagne d’une autre forme de conscience, qui est comme la conscience de la conscience directe. Comme le dit Aristote :

Celui qui voit sent qu’il voit; celui qui entend sent qu’il entend, celui qui marche sent qu’il marche, et il en va de même dans tous les autres cas; il y a en nous un je-ne-sais-quoi qui sent que nous déployons notre force; aussi pouvons-nous sentir que nous sentons, et de même penser que nous pensons; or du fait même que nous sentons ou pensons, nous existons – car, nous l’avons dit, exister c’est sentir ou penser4.

Mark Morelli fait remarquer que Lonergan prend très au sérieux l’affirmation d’Aristote selon laquelle chaque expérience consciente s’accompagne d’une expérience concomitante de l’expérience5.

Lonergan qualifie cette seconde conscience, cette conscience réflexive de présence à soi. Elle est l’expérience d’être soi. Et cette perception interne s’inscrit dans la mémoire, comme le souligne Bergson : « Toute conscience est […] mémoire, - conservation et accumulation du passé dans le présent »6.

Ce soir par exemple vous direz peut-être à un membre de votre famille : Je suis allé à une conférence chez les Dominicains aujourd’hui. Le JE ici est la clé. L’utilisation du JE est fondée sur la conscience réflexive.

Or, à chaque niveau où s’active la conscience directe correspond un mode particulier de présence à soi qui forme la conscience réflexive.

La présence à soi est minimale dans le mode d’opération sans questionnement. Et vous pouvez être attentifs ou attentives ou non à cette conscience de vous-même que Lonergan appelle conscience empirique.

La présence à soi est différente en mode compréhension. Comme un enfant avant et après qu’il a appris à lire ne feuillette pas un livre de la même façon. Comme un touriste avant et après qu’il a obtenu un renseignement essentiel sur un monument, n’est pas présent à ce monument de la même façon. La conscience réflexive passe de l’inintelligence à l’intelligence.

Au niveau supérieur, la personne qui a vérifié un fait et peut se prononcer sur sa réalité a accès à une forme d’assurance rationnelle qui est bien différente de la simple satisfaction d’une explication non encore vérifiée.

Et bien sûr la conscience réflexive change chez quelqu’un qui passe du jugement de valeur à l’action. Vous pouvez pendant longtemps juger que vous devriez arrêter de fumer, ou perdre du poids, ou changer d’emploi. Si vous passez à l’action, vous aurez le sentiment de contrôler votre vie, comme un être responsable.

Lonergan nous invite à porter attention à ces différents niveaux de présence à soi (qu’il appelle conscience empirique, conscience intellectuelle, conscience rationnelle et conscience responsable).

La philosophie de l’intériorité de Lonergan devient un exercice sur soi, un peu comme les philosophies anciennes dans l’optique révélée par Pierre Hadot.

Lonergan dessine une démarche d’appropriation de soi qui passe par un retournement de la structure de droite sur la structure de gauche du tableau. Il applique les opérations de la conscience directe aux données de la conscience réflexive. Il dit :

En premier lieu, il faut expérimenter notre façon d’expérimenter, de comprendre, de juger et de décider.

Puis nous devons comprendre l’unité et les relations qui existent entre notre façon – expérimentée – d’expérimenter, de comprendre, de juger et de décider.

Par la suite, il s’agit d’affirmer la réalité de notre façon – expérimentée et comprise – d’expérimenter, de comprendre, de juger et de décider.

Nous sommes appelés ensuite à décider d’agir selon les normes immanentes aux rapports spontanés qui existent entre notre façon – expérimentée, comprise et affirmée – d’expérimenter, de comprendre, de juger et de décider.

À chacun des quatre niveaux, on est conscient de soi-même, mais, à mesure que l’on monte d’un niveau à l’autre, c’est d’un moi (self) agrandi que l’on devient conscient et cette conscience elle-même est différente de celle qui précède7.

En clair, je réalise beaucoup plus les potentialités de ma personne si je pose des actes de compréhension et non seulement des actes de perception sensible. Et si je pose des jugements critiques et non seulement des actes de compréhension. Et si j’agis plutôt que de simplement ma dire que je devrais faire telle ou telle chose.

Des normes immanentes

Mais Lonergan emploie l’expression « normes immanentes ». Nous pouvons si vous voulez parler de parcours obligés.

Mark Morelli compare l’analyse de Lonergan à celle présentée par William James dans son Précis de psychologie et il note que Lonergan, tout en faisant état de manière empirique (vérifiable) des données de la conscience, « recherche des principes normatifs d’association dans le flux de la conscience »8.

Notre conscience est traversée par un dynamisme ascensionnel, depuis le simple niveau de la perception corporelle (il y aurait beaucoup à dire sur le corps humain, en comparaison avec le corps d’un robot… le corps humain a un langage propre).

J’ai envie de citer ici le père Benoît Lacroix, qui sourirait s’il voyait que je le cite dans un colloque Lonergan. Le p. Lacroix disait : « Le corps aspire à dire plus que ce qu’il est ». Je trouve ça très beau et presque lonerganien.

Chez l’être humain se manifeste une poussée intérieure vers le dépassement de soi, tant dans le volet de la conscience directe que dans la conscience réflexive. Le sujet veut comprendre, il veut remettre en question les explications dont il dispose, il sent en lui un besoin de passer à l’action. Comme dit Mark Morelli : human beings are « committed to the pursuit of meaning, objectivity, knowledge, truth, reality and value »9 (l’être humain est orienté vers la recherche de la signification, de l’objectivité, de la connaissance, de la réalité et de la valeur).

L’être humain veut se sentir intelligent, rationnel, responsable.

Les modes d’opérations et les dispositions de présence à soi ne sont pas simplement juxtaposés dans le paysage mental.

Lonergan parle d’opérateurs, de dynamismes ascendants. Il parle aussi d’intégrateurs.

L’opérateur de notre activité intellectuelle est le désir de comprendre et de savoir. Nous avons tous ce désir de comprendre et de savoir. Ça s’appelle la curiosité. Le goût du voyage. Lonergan parle même d’un « éros de l’esprit ».

Il écrit : « L’opérateur est ce désir, non pas activé dans la contemplation de ce qui est déjà connu, mais mobilisé vers une connaissance non encore acquise, orienté vers l’inconnu connu »10.

Le désir est un puissant moteur. Lonergan reprend une tradition qui remonte au moins à Aristote. La première phrase de La métaphysique dit clairement : « Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître »11.

Le désir agit comme opérateur, pour mobiliser l’esprit, et comme intégrateur quand l’esprit est satisfait. Mais cette intégration n’est jamais statique. Lonergan souligne l’« ouverture sans restriction de notre intelligence et de notre rationalité » qui « est l’opérateur concret de notre développement intellectuel », et qui « maintient profondément, puissamment, nos intégrations sensibles ouvertes aux transformations »12.

Ces transformations sont des changements d’horizon. Lonergan définit l’horizon personnel comme la limite de notre questionnement et de nos intérêts. Cette limite est statique chez une personne qui n’évolue pas, qui n’est pas attentive, qui ne se laisse pas interroger par ce qui se passe dans le monde… et qui ne tombe jamais amoureuse.

Nous n’avons pas encore parlé de l’amour. Mais c’est une dimension bien présente chez Lonergan, qui affirme : « se mettre à aimer constitue un nouveau commencement, un exercice de la liberté verticale grâce auquel notre monde intérieur reçoit une nouvelle configuration »13. L’amour bouscule l’horizon personnel. Tout comme le questionnement.

« L’être humain est par nature orienté vers le mystère »14. Le sujet humain aura toujours beaucoup plus de questions que de réponses.

Considérations concernant l’intelligence artificielle et les thèses de Harari

L’IA forte

Au terme de ce survol de sa conception du sujet humain, j’aimerais mettre en relief la pensée de Bernard Lonergan par rapport à ce qu’on appelle l’intelligence artificielle forte, ou la théorie computationnelle de l’esprit que John Searle résume, dans Le mystère de la conscience15, par une simple phrase : « l’esprit n’est qu’un programme d’ordinateur ».

Il s’agit là de l’une des formes extrêmes du matérialisme qui domine la scène dans la galaxie cognitive.

Le matérialisme

André Comte-Sponville, dans un livre d’entretiens, résume bien ce qu’est le matérialisme :

Le matérialisme, surtout de nos jours, est moins une conception de la matière – c’est le travail des scientifiques – qu’une conception de l’esprit et de la pensée : être matérialiste, c’est nier leur existence substantielle et indépendante… Être matérialiste, c’est penser que la physique pourrait, en théorie, tout expliquer – même si, en pratique, c’est évidemment impossible… Tout est physique, mais la physique n’explique pas tout... La matière ne vit pas, et nous vivons. Elle ne pense pas, et nous pensons. Parce que nous sommes autre chose que de la matière? Non pas. Mais parce que la nature, en quelques milliards d’années, a produit des organismes vivants puis pensants, faisant ainsi apparaître des phénomènes tout aussi matériels que les autres, mais relevant pourtant d’autres lois (celles du vivant, celles de la pensée), que la physique ignore et ne pourra jamais, à elle seule, suffire à expliquer16.

La conscience est-elle une réalité biologique comme l’affirment toute une série de penseurs, de Francis Crick à John Searle? Ou est-elle plutôt une expérience, comme l’affirment David Chalmers et Alva Noë?

Selon Lonergan, un auteur qui défend une théorie matérialiste suit nécessairement les parcours mentionnés plus haut, même si sa théorie en nie l’existence.

Pourquoi ces données de la conscience ne sont-elles pas reconnues? À cause d’un présupposé concernant la matérialité de la conscience. Depuis la naissance de la cybernétique à la suite des conférence Macy à la fin des années 1940, jusqu’aux conférences du Center for Consciousness Studies de l’Université de l’Arizona, on a voulu « physicaliser l’intentionnalité », comme dit Jean-Pierre Dupuy17.

Cet objectif repose sur une définition de la réalité proposée par les matérialistes, pour qui tout doit pouvoir être expliqué par des lois physiques. Selon Lonergan, la réalité est ce qui est expérimenté par les sens, compris par l’insight et vérifié dans le jugement, et il y a bien des réalités non matérielles.

Dualisme des substances ou unité d’un être à la fois matériel et spirituel?18

Cette position soulève des craintes dans les milieux neuroscientifiques où personne ne veut adopter le dualisme de Descartes pour qui il existe deux substances, l’une matérielle, l’autre spirituelle.

Lonergan soutient que « L’être humain est un, et pourtant il est à la fois matériel et spirituel » . (Il définit le spirituel comme ce qui n’est ni constitué ni conditionné intrinsèquement par la matérialité (qu’il appelle résidu empirique)).

Dans une allocution très intéressante donnée en 1964, pendant le Concile Vatican II, et intitulée « Existenz et Aggiornamento »19, Lonergan proposait une distinction entre substance et sujet.

Il soulignait notamment que la substance est opaque et le sujet, lumineux. Que l’être humain est à la fois substance et sujet. Que l’essence du sujet c’est d’être en devenir. Que le sujet est impliqué dans son propre devenir jusqu’à la pleine autonomie, mais que ce qu’il accomplit est toujours précaire.

L’être humain est à la fois substance et sujet. Tout n’est pas conscient chez lui. Et tout n’est pas lumineux.

L’être humain est devenir. L’être humain, dit Lonergan en s’éloignant d’une définition classique de la nature humaine, est un agrégat concret qui se développe avec le temps20

Lonergan établit l’existence de l’élément spirituel à partir de l’expérience de l’insight, une opération courante de notre esprit qui n’est pas matériel en soi.

Par exemple, quand je comprends un phénomène tel que la naissance des bourgeons et des feuilles dans les arbres au printemps, ma compréhension est un insight, un insight sur des données observées, mais une fois que j’ai compris, que j’ai une explication, je n’ai plus besoin de sortir dans la cour pour aller voir mes arbres. Les arbres deviennent un « résidu empirique ».

Le « spirituel », c’est-à-dire l’insight dans mon esprit, n’est pas conditionné intrinsèquement par le résidu empirique.

Lonergan ajoute : Cela ne serait pas possible si la « forme centrale » de l’être humain était matérielle. La forme centrale, c’est le principe d’unité.

La forme centrale est « spirituelle », donc l’être humain est capable d’insight et de jugement et il peut embrasser tout l’univers.

Deep learning, intellection et « décisions » de l’intelligence artificielle

Mais rendons-nous justice à l’intelligence artificielle? N’est-elle pas devenue essentielle pour gérer plusieurs aspects des systèmes complexes comme les systèmes de santé ou de transport?

N’est-elle pas dotée d’une capacité d’apprentissage, le deep learning?

Lonergan serait sans doute fort intéressé à cette capacité qui permet à l’intelligence artificielle de reconnaître une image parce qu’elle a déjà capté un très grand nombre d’images similaires.

Il ferait remarquer cependant qu’il y a là une forme d’apprentissage à cause du nombre considérable de données captées, mais que l’insight saisit par abstraction, rapidement et à partir d’un nombre restreint de données, l’essence ou la forme recherchée. Il trancherait : l’intelligence artificielle ne passe pas au niveau de l’intellection.

À propos de décisions, il faut noter que l’on confie maintenant certaines décisions à l’intelligence artificielle. Les algorithmes, s’appuyant sur un traitement de données d’une grande capacité et en principe neutres dans leurs « décisions », sont utilisés semble-t-il pour déterminer en certains endroits les candidats à embaucher parmi différents postulants à un emploi et même pour décider des libérations conditionnelles des prisonniers.

Et les techniques nouvelles de reconnaissance des visages ou d’identification oculaire rendront bientôt automatiques certaines décisions des agents des services frontaliers.

Les décisions sont prises en fait par les responsables s’en remettent automatiquement à des données informatisées, comme un gérant de banque qui accepte ou refuse des prêts en fonction du rapport entre les revenus et les dettes du demandeur.

Quelle science pour comprendre la pensée?

Mais un adepte de l’IA forte citerait peut-être Homo Deus Yuval Noah Harari pour demander : Que se passe-t-il dans l’esprit qui ne se passe pas dans le cerveau? (p. 130). Il soulèvera la question majeure qu’expriment bon nombre de philosophes de l’esprit : l’expérience subjective, c’est-à-dire la conscience, ne serait-elle que le sous-produit biologiquement inutile de certains processus cérébraux? (p. 134). Sans adopter les perspectives des théoriciens qui écartent l’expérience subjective comme non pertinente, il conclurait avec étonnement que ces perspectives constituent « la meilleure théorie de la conscience que la science contemporaine ait à nous offrir ».

Mais de quelle science parle-t-il? Lonergan, qui a étudié la genèse des méthodes scientifiques, fait ressortir que chaque discipline scientifique est dotée d’une méthode appropriée pour des données de son domaine. Et que les sciences physiques ne sont pas aptes à traiter les données non matérielles.

L’évolution et les schèmes de récurrence

Mais que reste-t-il de l’être humain dans la perspective de l’évolution? Yuval Noah Harari affirme : « Darwin nous a privés de notre âme… la théorie de l’évolution rejette l’idée que mon vrai moi soit une essence indivisible, immuable et potentiellement éternelle »21 .

En ce qui concerne l’évolution, je signale un ouvrage éclairant : Creator God, Evolving World, de Cynthia Crysdale et Neil Ormerod22, qui offre un très bon exposé des enjeux scientifiques et philosophiques de l’évolution dans une optique lonerganienne.

Lonergan marque ses distances avec Darwin en faisant appel aux schèmes de récurrence et à la probabilité émergente.

Un schème de récurrence c’est l’alignement de conditions interdépendantes d’une série d’événements qui forment un cycle. Lonergan donne comme exemples le système planétaire, la circulation de l’eau à la surface de la terre, le cycle de l’azote, les routines de la vie animale, et même les rythmes économiques de la production et de l’échange.

Lonergan reformule et recadre la théorie darwinienne de la sélection naturelle des variations fortuites par une probabilité émergente des schèmes de récurrence… « les probabilités d’émergence et de survie darwiniennes ont trait, non pas aux schèmes de récurrence, mais aux composantes potentielles sous-jacentes de chaque schème … ».23

Conclusion

Bernard Lonergan répétait parfois l’adage : « l’homme se définit par une exigence ».

Il nous fournit, non pas des munitions pour une « guerre des intelligences », mais des balises pour une exploitation raisonnée de cette précieuse invention qu’est l’intelligence artificielle.

L’arrivée massive de l’intelligence artificielle dans le paysage humain appelle une meilleure connaissance de l’humain. Les analyses de Lonergan contribuent grandement à resituer, face aux neurosciences et à l’intelligence artificielle, un sujet humain qui vit dans un monde médiatisé par la signification et motivé par la valeur.

ANNEXE

La constitution de soi et du monde (médiatisé par la signification et motivé par la valeur)

Tableau tiré du livre Self-Possession, de Mark Morelli

Présence à soi en mode évaluatifResponsable/ irresponsableMode d’opération évaluatifMoralesLa valeur
Présence à soi critiqueRationnelle/ irrationnelleMode d’opération critiqueRationnellesLa réalité, la vérité, la connaissance, l’objectivité
Présence à soi en mode interrogationIntelligente/ inintelligenteOpération en mode d’interrogationIntellectuellesLa signification
Présence à soi sans questionnementAttentive/ inattentiveMode d’opération sans questionnementExpérientiellesLe donné
Dispositions de présence à soiModes de performanceTypes d’opérationsTypes de notions

Conscience réflexiveConscience directe


1L’insight. Étude de la compréhension humaine, traduction de Pierrot Lambert, Montréal, Bellarmin, 1996, p. 8.

2« Le sujet », traduction de Baudoin Allard, dans Bernard Lonergan, Pour une méthodologie philosophique. Essais philosophiques choisis, Montréal, Bellarmin, 1991, p. 116-117.

3Pour une méthode en théologie, traduction sous la direction de Louis Roy, Montréal, Fides et Paris, Le Cerf, 1978, p. 51-56.

4Aristote, Éthique de Nicomaque, traduction par J. Voilquin, Garnier Flammarion, livre IX, ch. 9.

5Mark Morelli, « Lonergan’s Unified Theory of Consciousness », dans Method: Journal of Lonergan Studies, volume 17, automne 1999, no 2, p. 171-188.

6Henri Bergson, La conscience et la vie, Presses universitaires de France, 2011 (Quadrige), p. 5.

7Pour une méthode en théologie, p. 28-34.

8Article cité, p. 177.

9Self-Possession. Being at Home in Conscious Performance, Lonergan Institute, Boston College, 2015,, p. 21.

10L’insight, , p. 548.

11Tome 1, traduction J, Tricot, Vrin, 2000, p. 1.

12L’insight, p. 562.

13Pour une méthode en théologie, p. 146.

14L’insight, p. 562.

15Traduction de Claudine Tiercelin, Éditions Odile Jacob, 1999, p. 21.

16Comte-Sponville, ouvrage cité, p. 81-82.

17Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, Poche, 1999, p. 168-169.

18L’insight, p. 531.

19« Existenz et Aggiornamento », traduction de Pierre Robert, dans Les voies d’une théologie méthodique, p. 19-29.

20« The Transition from a Classicist World-View to Historical Mindedness », dans A Second Collection. Papers by Bernard Lonergan, Londres, Darton, Longman & Todd, 1974, p. 1-9.

21Homo Deus, traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 2017, p. 120.

22Fortress Press, 2013.

23L’insight, p. 153.



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