Introduction à
sa pensée
Colloque 2017 : Lonergan et l’université catholique

 

Lonergan et l’université catholique

Conférence Lonergan tenue au Centre Lonergan de l’Université Saint-Paul le 6 avril 2017

Kenneth R. Melchin

-Traduction de Pierrot Lambert

Contexte

Lorsque je suis arrivé à l’Université Saint-Paul, il y a plus de trente-cinq ans, il était clair que cette institution était une université catholique dotée d’une charte pontificale. La plupart des étudiants qui y étaient inscrits se préparaient à exercer un ministère ecclésiastique, étaient déjà engagés dans un ministère ou étaient associés d’une manière ou d’une autre à une charge pastorale. Trois décennies plus tard, il faut bien constater que la situation a changé radicalement. La plupart de nos étudiants se situent de plein pied dans ce que Charles Taylor appelle « l’âge séculier ». Ils ignorent en général que Saint-Paul est toujours une université catholique dotée d’une charte pontificale. Ils se sont inscrits à notre institution, comme la plupart des étudiants qui fréquentent des universités catholiques en Amérique du Nord, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec notre identité catholique. Si notre expérience est similaire à celle des autres universités catholiques, nos étudiants nous quittent après avoir suivi les cours de notre programme d’études de base, mais notre enseignement n’exerce pas une influence déterminante sur leur vie.

Pendant mes années d’enseignement ici, j’ai été témoin des efforts déployés par les universités catholiques américaines et canadiennes pour affronter les crises provoquées par l’abandon des églises. Si les conversations académiques auxquelles j’ai participé offrent une bonne indication, les réussites durables en milieu universitaire se sont manifestées du côté de la création d’écoles de droit, de médecine, de génie, d’informatique, et ainsi de suite – du même calibre que les écoles semblables ailleurs au pays, et ouvertes à tout le monde. Le programme d’études catholique, qui demeure un legs de leur patrimoine, semble être constamment scruté à la loupe, étant accusé de ne pas offrir un propos signifiant aux étudiants. J’aimerais proposer quelques idées sur la façon dont nous pourrions peut-être éviter de revivre certaines de ces frustrations. Il est surprenant de constater que nous parvenons à cette situation quelques décennies plus tard que la plupart des universités. Nous pouvons peut-être apprendre de leur expérience. Ce que je propose est je crois assez nouveau. J’estime également que cela correspond à la signification plus fondamentale qui pourrait être attribuée à l’expression « nouvel évangélisme ». Pour comprendre mon propos, il faut toutefois faire un effort de raisonnement quelque peu exigeant. Je vous demande un peu de patience.

Ce que je propose, face à la situation évoquée, apparaît simple : il s’agit d’un programme qui pourrait s’intituler Philosophie et Spiritualité. Ce programme ferait appel aux ressources de la tradition catholique pour rejoindre nos étudiants, les femmes et les hommes de l’âge séculier de Taylor. En parlant de « rejoindre » et de « ressources », ce que j’ai en tête, c’est quelque chose qui s’inscrit sous la bannière que nous arborons fièrement à l’Université Saint-Paul, la bannière de la spiritualité. Mais puisque la proposition s’écarte un peu de l’approche normale de la spiritualité, j’ajoute le terme philosophie. La proposition est résolument intellectuelle, misant sur les ressources de la philosophie ancienne et de la philosophie contemporaine pour aborder cette chose que nous appelons spiritualité.

Ma proposition paraît simple, comme je l’ai souligné. Mais réussir à rejoindre des étudiants immergés dans un monde sécularisé en leur proposant quelque chose d’authentiquement spirituel s’est avéré, comme Charles Taylor le sait bien, plutôt difficile. J’aimerais donc commencer comme le fait Taylor par une lecture plutôt sympathique, mais attentive de certaines caractéristiques de la modernité séculière. Qui sont nos étudiants, et quelles questions posent-ils? Comment pourrions-nous leur présenter la spiritualité, non pas comme une nouveauté radicale pour eux, mais comme un engagement qu’ils vivent déjà? Et surtout, quels défis se manifestant au sein des traditions séculières – ce que Charles Taylor appelle les malaises de la modernité – ce projet affronterait-il?

Taylor considère la modernité séculière comme un rejeton de la tradition chrétienne, qui est devenu autonome et s’est éloigné de son héritage. L’entreprise de ce rejeton tient pour valeur centrale son attachement à l’authenticité personnelle. Or, comme le fait observer Taylor, l’authenticité peut revêtir une forme de haut vol, digne des citoyens contemporains de la culture planétaire, ou elle peut se dégrader et verser dans une forme vulgaire d’un individualisme qui rétrécit et abaisse les horizons des citoyens, les condamnant à vivre en contradiction avec eux-mêmes, dans une existence de plus en plus restreinte par la perte de la liberté même qu’elle valorise.

Pour contrer cette dégradation, Taylor invite les citoyens à se comprendre eux-mêmes, à reconnaître que dans la modernité nous vivons à l’intérieur de ce qu’il appelle des « cadres indéracinables » où les choix de valeurs quotidiens s’opèrent sous l’influence des « hyperbiens » - des valeurs qui sont globales ou suprêmes mais demeurent invisibles. Le problème que pose cet âge séculier tient à l’absence d’une pratique de réflexion explicite sur ces cadres ou hyperbiens. Pour cette raison, entre autres, nous sommes incapables de percevoir leur influence. Le propos de Taylor est de révéler ces cadres ou hyperbiens, de stimuler une discussion et un débat publics à leur sujet et de les reconnaître pour ce qu’ils sont – des forces puissantes qui dirigent nos vies, pour le meilleur et pour le pire, des replis cachés de notre conscience.

L’approche de Taylor pour ce projet de compréhension de soi est notamment historique. Il nous ramène à nos racines pour nous permettre de découvrir et de recouvrer quelque chose de notre héritage que nous avons négligé. J’estime que son œuvre est remarquable. Or, je trouve perturbant de voir que les universités catholiques n’ont pas vraiment réussi à intéresser les étudiants « séculiers » à ce travail de récupération historique. Nous avons eu nos programmes de découverte des « grands livres ». Le projet n’a peut-être pas été entrepris précisément comme Taylor le présente. Mais il a été mis en œuvre, avec un succès limité.

Je pense qu’il y a quelque chose dans le projet de Taylor qui appelle à mobiliser les étudiants non seulement pour leur faire découvrir un passé lointain et distant, mais leur propre moi au cœur de leur existence. C’est là après tout que commence toute l’entreprise de Taylor. En outre, il engage ses lecteurs non seulement à découvrir leur moi minable et dégradé, mais à évaluer lucidement leur moi à son meilleur. S’il s’engage dans une exploration des cadres et des valeurs suprêmes, ce n’est pas simplement pour découvrir des objets de critiques, mais pour découvrir dans l’existence de ses lecteurs des valeurs qui donnent sens à leur vie. Et notamment, alors qu’il se penche sur les hyperbiens comme des « imaginaires sociaux modernes », il introduit des domaines suprêmes ou spirituels dans des langages qui correspondent aux lieux et aux contextes d’aujourd’hui.

C’est le genre de choses que les universités catholiques pourraient faire, à mon sens. Mais comment? Voilà où Lonergan entre en scène.

Lonergan: une approche un peu différente

Ceux et celles d’entre vous qui avez été exposés à la pensée de Lonergan dans des cours, des articles universitaires ou des publications trouverez sans doute qu’il n’y a pas d’auteur plus obscur, plus opaque, plus éloigné du but que je propose. Malgré tout ce qu’en disent les spécialistes de l’œuvre de Lonergan, son accueil se bute justement aux difficultés qui se manifestent dans les universités catholiques. Ses écrits peuvent bien être centrés sur les cadres et les hyperbiens que nous avons mentionnés, mais ils sont inaccessibles et ne mobilisent pas les étudiants.

Quoi faire alors? Je propose une approche nouvelle. Depuis cinquante ans, les spécialistes de Lonergan cherchent à interpréter ses textes. Nous nous sommes épuisés à la tâche, en cherchant à explorer le propos inédit, brillant, de cet auteur qui offre une réponse significative aux défis philosophiques et spirituels fondamentaux de notre époque. Nous nous sommes épuisés à la tâche, parce qu’elle est difficile. Nous estimons que nous avons assez bien réussi à accomplir ce travail d’interprétation, et c’est ce que nous faisons en salle de classe. Nous demandons à nos étudiants de lire et d’interpréter des textes de Lonergan. Ce qu’il nous reste à faire de manière intégrale, cependant, c’est de mettre en œuvre une méthode d’enseignement et d’apprentissage qui corresponde au message essentiel au cœur de son œuvre. La tâche centrale pour Lonergan ne consiste pas à lire ses textes mais à développer une pratique empirique, qui s’apparente à la pratique du violon, et qui est la pratique de la compréhension de nos propres esprits.

Je vous offre un exemple. Chaque jour, les journaux du monde entier publient des jeux auxquels des millions de gens aiment s’adonner. Qu’il s’agisse de jouer avec des chiffres comme dans le Sudoku, ou avec des lettres comme dans les mots croisés, les mots cachés ou les mots mystère, l’objectif est de vous forcer à avoir des insights et à porter des jugements. Or, l’insight et le jugement sont deux des quatre groupes d’opérations au cœur de la méthode proposée par Lonergan pour la théologie. Depuis quelques années, j’ai élaboré un programme où les étudiants consacrent une demi-heure par jour, cinq jours par semaine, chaque semaine, à effectuer un ensemble d’exercices structurés où ils travaillent sur ces jeux de l’esprit, et développent les habiletés d’attention à ce qu’effectue leur esprit dans l’accomplissement des opérations d’insight et de jugement qu’exigent ces jeux.

Il n’est pas facile de développer ces habiletés. Elles exigent un programme soigneusement structuré prévoyant l’apprentissage de compétences de base avant l’acquisition progressive d’habiletés complémentaires. Le dernier insight qui m’est advenu est le plus important – il faut que je le mette en pratique tous les jours, et les progrès sont plutôt lents. Mais cet apprentissage n’est pas plus lent ni plus difficile que celui du violon. Je le sais bien, moi qui joue du violon. En fait, à certains égards l’apprentissage dont je parle est un peu plus facile que celui du violon. Il faut consacrer les meilleures heures de la journée pour arriver à tirer d’un violon un son qui n’écorche pas les oreilles des membres de la maisonnée. Nous avons constaté que dans notre projet nous pouvions marquer des progrès notables à l’intérieur d’un semestre. Comment l’aurions-nous su auparavant? Mais ce progrès, comme celui de l’apprentissage du violon, exige un programme soigneusement structuré et une pratique quotidienne.

Que font les étudiants en fait dans ce programme? Pour élaborer ce programme, nous avons dû procéder par tâtonnements, et j’ai fini par trouver certains de ses ingrédients. Je dis que j’y ai travaillé pendant quelques années, mais en fait il s’agit de quelques décennies. Ce qui me laissait perplexe au départ était inattendu. Les réactions des étudiants aux exercices sur les jeux forment un spectre allant de la terreur à la frénésie. Ceux qui « ne l’ont pas » tout de suite reculent, terrifiés, et refusent de participer. Ceux qui l’ont deviennent frénétiques et ne peuvent contrôler leur désir de participer. J’ai constaté qu’avec les jeux, l’estime de soi et l’angoisse de la performance sont si intimement liées aux réussites et aux échecs que les étudiants qui finissent par réussir ne parlent que des montagnes russes émotionnelles qu’ils ont traversées. Lorsque les étudiants se mettent à avoir du succès, ce qui est déchaîné souvent c’est une soif de nouvelles réussites, de compétition, tellement vive et frénétique qu’elle me fait penser à une dépendance. Pour apprendre à porter attention à ce qu’opère notre esprit lorsque nous nous adonnons aux jeux, il faut naviguer dans ces tempêtes émotionnelles.

C’est en apprenant à composer avec cette turbulence que m’est apparue pour la première fois la similitude avec la spiritualité. J’ai découvert que la première étape exige simplement que l’on apprenne à aborder les jeux de la bonne façon. Elle exige le développement d’habiletés que les étudiants ne possèdent pas déjà : l’habileté de réussir certains jeux choisis en procédant avec soin, au rythme de deux ou trois succès par période de pratique, en travaillant lentement, en ménageant des pauses à des intervalles précis, à des moments déterminés de chaque jour, dans un état de calme émotif non perturbé par la frustration ou l’excitation. J’ai constaté que pour s’engager dans cette démarche l’étudiant devait se concentrer sur les jeux sans penser au but ultime, et s'adonner à ces jeux en cultivant l'espace émotionnel et intellectuel approprié pour les étapes suivantes. Cela exigeait une disposition ressemblant à une pratique spirituelle.

J’ai beaucoup plus à dire sur la spiritualité que cette simple similitude. Mais ce que j’ai découvert était remarquable. J’ai découvert que si vous voulez acquérir une nouvelle habileté qui fait appel à quelque chose ressemblant à ce que les experts des sciences sociales appellent maintenant la « réflexivité », c’est-à-dire l’habileté d’acquérir un certain degré d’auto-observation et d’auto-compréhension sous un mode réflexif – dans ce cas-ci une habileté centrée sur les opérations déployées par votre propre esprit conscient – vous devez cultiver une discipline très particulière qui ressemble remarquablement à la prière, ou aux exercices spirituels de saint Ignace, ou peut-être à certaines formes de pratique spirituelle orientale. Vous devez développer les habiletés d’entrée et de maintien dans un état d’immobilité, de silence et de calme sur les plans physique et intellectuel. Si les sages anciens avaient raison de dire que notre tâche principale dans la vie est de nous connaître nous-mêmes, nous avions là un bon point de départ.

A la fin de la première étape de la pratique des habiletés permettant de cultiver l’espace intérieur approprié pour les jeux, nous avons ouvert avec les étudiants des portes qui étaient tout sauf fermées pour moi. Les exercices de la première étape doivent être pratiqués chaque jour pendant deux ou trois semaines – peut-être plus. Mais les étudiants finissent par entrer dans ce que les musiciens appellent « le groove ». Ils surmontent l’angoisse. Ils contrôlent leur frénésie. Ils cessent d’être préoccupés par leurs montagnes russes émotionnelles. Ils apprennent à accueillir calmement, sereinement, les réussites comme les échecs. Ils apprennent à occuper tout doucement le silence des pauses. Et ce qu’il y a de plus important, c’est qu’ils commencent à remarquer certaines choses relativement à leur propre esprit. Et, ce qui est le résultat le plus naturel de tous, ils deviennent curieux à propos de ce qu’ils remarquent.

La première étape n’est donc qu’un début. Elle crée cependant une première couche d’habiletés sur laquelle les couches subséquentes peuvent venir se poser. La couche suivante fait appel à la création d’exercices pour cultiver ce que je peux décrire simplement en parlant d’attention divisée. Il semble s’agir en fait d’un déplacement constant de l’attention entre deux pôles, soit, d’une part, le jeu, et, d’autre part, la présence à soi qui accompagne nos opérations conscientes dans la réalisation du jeu. Nous sommes normalement présents à nous-mêmes lorsque nous réalisons un jeu. Mais nous ne portons pas attention à cette présence à nous-mêmes. Il faut de la pratique pour cultiver l’habileté d’attention à soi. Les étudiants, lorsqu’ils travaillent chaque jour à pratiquer les exercices qui développent ce deuxième pôle, commencent à observer ce que fait leur esprit aux différentes étapes du travail sur les jeux. L’observation des étapes est souvent le stade suivant. Là encore, ce n’est pas facile. Mais cela peut s’apprendre avec la pratique. Et surtout, cela peut s’apprendre de manière optimale dans l’état de calme personnel établi par la discipline quasi spirituelle des trois premières semaines.

Ce que les étudiants commencent à remarquer, ce sont les diverses stratégies qu’ils emploient pour passer de l’état de non-connaissance à l’état de connaissance des réponses. Leurs premiers efforts pour enregistrer ces observations portent sur ces stratégies, normalement en relation avec les éléments spécifiques des jeux particuliers. Nos exercices font appel à des jeux de mots mélangés et les étudiants commencent à parler de stratégies de recombinaison de lettres et de syllabes. Après un certain temps, cependant, en suivant les lignes directrices des exercices, ils commencent à remarquer des caractéristiques plus généralisées qui sont communes à des gammes de plus en plus étendues de jeux. Ils s’interrogent alors sur ces stratégies : quelles sont-elles? Ils commencent à parler d’insights procéduraux. Ils commencent à parler des opérations où ils discernent des mouvements progressifs vers des insights. Et à travers tout ça ils parlent des questions qui font avancer le processus, la tension créée par l’état de non-connaissance et l’anticipation de l’insight, la plus insaisissable de toutes les opérations.

Les exercices de l’étape suivante portent sur l’insight lui-même. Voilà bien sûr la récompense. C’est là le trésor qui incite constamment les gens de partout dans le monde à revenir, jour après jour, à toutes sortes de jeux. Ce que découvrent les étudiants, c’est que vous ne pouvez pas vous concentrer sur les insights. Mais « se concentrer » n’est pas une expression appropriée. Cet événement est tellement fugace, tellement changeant, tellement soudain, tellement inattendu, tellement transformant, tellement complet, qu’il échappe à l’attention.

Il m’a fallu beaucoup de temps pour découvrir la façon d’élaborer des exercices qui aident les étudiants à faire des observations minutieuses et correctes à propos de ce qui leur arrive vraiment lorsqu’ils ont des insights. C’est que l’insight est un événement transformateur. Avant l’insight, je suis confus et je ne peux pas imaginer la clarté d’esprit qu’apporte l’insight. Et la transformation est tellement complète que je ne peux retrouver l’état de confusion où j’étais auparavant. L’insight est au cœur de tout apprentissage, au cœur de tout. Pourtant, cet événement n’a rien à voir avec un transfert d’information. De fait, même si la logique joue un rôle dans les opérations qui précèdent ou qui suivent l’insight, la logique n’a rien à voir avec l’insight lui-même. L’insight est assurément une opération non logique. Il s’agit d’un saut, d’une transformation d’un état à un autre, d’une forme de changement de ma personne dont la caractéristique centrale est une discontinuité radicale.

Ce que j’ai découvert, c’est que si les étudiants enregistrent des observations exactes sur leur « état-de-moi » avant l’insight, puis enregistrent des observations exactes sur leur « état-de-moi » après l’insight, ils peuvent revenir à ces notes et commencer à leur prêter attention. Ils commencent à formuler des observations au sujet de cette discontinuité, de ce changement d’état. Ils commencent à découvrir que l’insight comporte des caractéristiques qu’ils n’avaient pas observées auparavant. Ils commencent à s’interroger au sujet de ces caractéristiques. Comment je fais le passage d’un état à un autre? Comment se fait-il que ces états soient si discontinus? En travaillant sur les jeux l’un après l’autre, avec la discipline acquise par le « zen » ou le « groove » quasi spirituel établi par les habiletés des premières semaines, leurs observations deviennent de plus en plus précises, de plus en plus détaillées, et ils commencent à abandonner une façon de parler de l’insight qu’ils employaient au début. Certains d’entre eux commencent même à découvrir que les exercices eux-mêmes, tout à fait indépendamment des jeux, comportent leurs propres insights – des insights sur l’insight.

Jusqu’ici mon propre travail de développement de programme a été limité. Mais j’ai des idées sur le but à atteindre et sur ce qui pourrait être réalisé à chaque étape. En évoluant à travers les sessions d’exercices de découverte, nous cesserions de nous pencher sur les insights directs qui sont l’objet des jeux pour passer aux jugements permettant de déterminer si les insights sont corrects. Les activités ultérieures porteraient sur les insights de niveau supérieur qu’obtiennent les étudiants lorsqu’ils apprennent de nouvelles stratégies pour résoudre des jeux plus complexes. L’attention pourrait porter alors sur différents types de jeux pour découvrir la différence entre les jeux faisant appel à l’insight et les jeux faisant appel au jugement. D’autres exercices pourraient faire appel à des romans policiers pour explorer des questions et des insights qui surgissent dans des récits sur la vie réelle. Ils pourraient commencer à explorer les liens intrinsèques entre leurs opérations cognitives et la réalité qu’ils vivent. Ils pourraient commencer à aborder des questions non pas simplement sur des faits mais sur des valeurs et sur les décisions qu’ils prennent pour mettre ces valeurs en application. À chaque étape, le but serait d’obtenir des observations et des insights de plus en plus justes, non seulement sur les opérations elles-mêmes, mais sur le dynamisme intrinsèque de leurs propres esprits qui fournit une configuration normative des liens entre les opérations, une configuration normative qui sous-tend tous les jugements de réalité et les jugements de valeur qu’ils portent dans leur vie quotidienne.

Lonergan et l’université catholique

Cela nous fournit quelques ingrédients d’une réponse que je peux peut-être offrir maintenant à notre question, à savoir : comment les universités catholiques pourraient rejoindre les étudiants appartenant à un monde sécularisé avec un programme de philosophie et de spiritualité fondé sur Lonergan. J’ai proposé une voie prenant sa source dans les propos de Taylor sur les cadres et les hyperbiens. Commençons par les cadres.

Ce qu’apprennent les étudiants lorsqu’ils pratiquent les habiletés de découverte de soi, c’est que leur esprit n’est pas arbitraire, qu’ils ne sont pas simplement structurés par la culture, et que leur structure n’est pas une simple affaire de physiologie. En fait, en acquérant une certaine mesure d’observation détaillée et des insights justes sur les diverses opérations qu’effectue leur esprit, quand ils s’engagent dans les exercices, ils découvrent, non pas seulement les opérations elles-mêmes, mais la configuration intrinsèque des liens entre et parmi les opérations. Ils découvrent que les données de l’expérience soulèvent des questions et que ces questions nous entraînent dans des configurations de déclenchement de la soif d’insights. Ils découvrent que les insights ne suffisent pas à notre soif. Nous voulons savoir si nos insights sont vrais. Ils découvrent que les jugements qui vérifient les faits soulèvent invariablement de nouvelles questions concernant la valeur et l’action. Qu’est-ce que je dois faire? Ils découvrent des différences dans la façon dont se déploient l’insight et le jugement en rapport avec les faits et les valeurs. Ils découvrent les liens intrinsèques mais souples entre la compréhension et l’agir. Ils découvrent comment l’agir ouvre de nouveaux horizons qui révèlent de nouvelles données d’expérience. Et ils découvrent que le cercle recommence sans cesse, nous entraînant chaque fois dans des transformations personnelles qui façonnent et refaçonnent notre moi tout entier par les discontinuités radicales, non logiques, par les sauts des insights, petits et grands.

En pratiquant les exercices de découverte de soi, les étudiants apprennent à reconnaître un cadre tout à fait différent de tout autre cadre qu’ils acquièrent au sein de leurs cultures, un cadre plus fondamental, déjà opératoire au cœur de leur moi, un cadre qu’ils peuvent découvrir et s’approprier en maîtrisant les habiletés du programme. Ce cadre, je pense, correspond bien à l’entreprise proposée par Taylor. Il peut aider les étudiants qui vivent dans une culture séculière à demeurer fidèles aux idéaux les plus élevés de l’authenticité. Parce que les liens à l’œuvre dans les opérations de leur esprit révèlent une configuration normative vers le dépassement de soi. La compréhension de cette configuration normative peut aider les étudiants à utiliser les ressources de leur esprit de manière plus attentive, plus délibérée, plus responsable, pour cheminer vers le dépassement de soi, dans tous les aspects de leur vie, en devenant constamment le moi qui se réalise à la hauteur de ces idéaux d’authenticité.

Qu’en est-il des hyperliens ou des valeurs suprêmes? Ici, je pense que le programme devient vraiment intéressant. Une fois acquises, les habiletés de la découverte de soi peuvent être orientées dans diverses directions. L’une d’entre elles nous appelle à suivre le mouvement de notre esprit quand il s’interroge sur le mystère suprême. Cette démarche peut prendre la forme d’exercices faisant appel à la poésie ou à des écrits spirituels. Mais aussi à des textes écrits par des scientifiques, ou à des réflexions sur la nature. Ou encore des textes sur la philosophie, sur le romantisme et l’amour, des films, des œuvres musicales ou théâtrales, picturales ou architecturales. Et ainsi de suite.

Ce qui distingue le programme, dans chaque cas, c’est qu’il est centré, non pas sur les réponses ou l’argumentation, mais sur le questionnement lui-même. Les étudiants qui parviennent à réaliser l’état « zen » ou le « groove » des exercices peuvent devenir fascinés par leur questionnement ultime. Ils découvrent que leur questionnement révèle une forme d’engagement direct par rapport aux mystères qu’ils explorent. Lorsqu’ils laissent libre cours à leur questionnement pour qu’il aborde les réalités ultimes, ils se découvrent reliés à une zone de signification et de valeur qui est sans limite, globale, totale ou transcendante. Ce ne sont pas les réponses qui les mettent en rapport avec la transcendance, c’est le questionnement lui-même. Les étudiants peuvent découvrir cette disposition en mettant en œuvre d’état d’attention créé par les compétences quasi spirituelles du programme.

Ce que découvrent les étudiants, c’est que, quel que soit leur bagage personnel ou leur affiliation explicite, l’horizon de la transcendance est déjà présent dans leur vie. En outre, ils sont déjà attachés à cet espace ou à cet horizon par leur étonnement. D’une façon peut-être plus profonde, plus inéluctable que toute réponse qu’ils peuvent donner à leur questionnement, c’est le questionnement lui-même qui révèle la transcendance dans leur vie. Certes, un tel langage leur paraît stupide s’ils ne font pas les exercices de découverte. En pratiquant les exercices, cependant, les étudiants découvrent comment porter attention à des dimensions de la signification qui étaient déjà présentes dans leur vie mais qui ont été négligées. Et surtout, ils apprennent à élaborer des significations, des langages et des symboles qui demeurent fidèles à ces découvertes.

L’autre forme d’engagement par rapport au mystère suprême est une expérience transformatrice. J’ai parlé de l’insight comme d’une opération non logique qui constitue un saut, un déplacement radical, une transformation où nous sommes transportés d’un état à un autre. L’insight est quelque chose qui peut être recherché mais jamais contrôlé complètement. À un certain point nous devons attendre simplement que l’insight advienne. En plus des insights ordinaires qui se produisent dans des exercices comme les jeux que nous faisons, les étudiants peuvent également faire d’autres exercices, en abordant des textes qui témoignent d’expériences transformatrices plus importantes, plus profondes, d’une portée ultime ou globale. Ces expériences présentent également la structure de l’insight – elles sont non logiques, elles constituent un saut, un déplacement radical, et elles nous transforment d’un état à un autre. Dans ce cas, la transformation nous fait passer souvent d’un état d’abandon ou de désespoir à un état d’amour, l’état d’être-aimé. S’agissant d’expériences transformatrices ultimes ou globales, nous reconnaissons qu’elles sont un don manifestement et non l’aboutissement d’un effort. De fait, elles présentent souvent un aspect personnel. Et à travers les âges des hommes et des femmes se sont souvent demandé qui ils avaient rencontré dans ces expériences transformatrices.

Les récits ou les textes concernant les expériences transformatrices ultimes évoquent bizarrement chez les étudiants des sentiments de familiarité, comme si quelque chose de semblable était arrivé de fait dans leur propre vie. Ils se réfèrent souvent aux textes de façons qui les aident à s’approprier leurs propres expériences personnelles. C’est là le but des exercices de découverte de soi dans la phase de spiritualité du programme. C’est pourquoi le programme peut être offert à des étudiants « séculiers ». Les expériences spirituelles qui révèlent la présence d’hyperbiens ou de valeurs suprêmes se produisent dans la vie de chaque personne. Les étudiants n’ont pas besoin d’études universitaires pour avoir des expériences spirituelles. Ils ont plutôt besoin des habiletés permettant de discerner ces expériences et de les comprendre pour ce qu’elles sont – des forces puissantes qui dirigent leurs vies, pour le meilleur et pour le pire, depuis les replis cachés de leur conscience.

Jusqu’ici, ce que j’ai fait pour développer des exercices et faire des « essais sur la route » a été très limité. Pourtant, j’ai enregistré des succès et j’ai trouvé du matériel qui s’est avéré très intéressant et accessible, notamment pour le volet spiritualité. J’ai travaillé avec des poèmes de Rumi, mystique musulman du 13e siècle. J’ai aussi eu recours dans des contextes semblables à des textes bibliques, des textes d’Augustin et de Thomas d’Aquin et des textes de René Fumoleau, un prêtre qui a vécu pendant des décennies chez les Premières Nations dans le Nord canadien.

Je crois qu’il serait possible de développer des manières d’enseigner l’œuvre de Platon en se servant de ce programme d’exercices de découverte par réflexion sur soi. Je me souviens que j’ai lu Platon à la lumière de l’œuvre du philosophe politique Eric Voegelin, et j’ai découvert que même si tous mes cours de philosophie du passé avaient recours à Platon pour m’enseigner comment argumenter avec quelqu’un, ce n’était pas là en fait le propos principal de Platon. Sa grande réalisation était plutôt la découverte de la relation entre son propre esprit et la transcendance. Pourquoi ne pas tenter de reproduire cette démarche en salle de classe? Peut-être qu’alors il y aurait moins de diplômés universitaires cherchant simplement à argumenter les uns avec les autres.

À l’époque de mes études de philosophie, j’ai été initié à l’œuvre du phénoménologue Maurice Merleau-Ponty. Depuis cette époque, je me suis souvent demandé s’il n’aurait pas été beaucoup mieux d’apprendre non seulement ce que Merleau-Ponty a dit, mais comment faire ce qu’il a fait. Ce qu’il a fait, ça a été de se livrer à une réflexion hautement disciplinée et façonnée minutieusement à propos de son propre esprit. Voilà je pense une démarche que nous devrions aider les étudiants à apprendre – par une méthode d’apprentissage fondée sur des exercices, analogues à l’apprentissage du violon.

En terminant, je veux soumettre une réflexion finale sur ce que nous pourrions appeler un nouvel évangélisme. L’un des grands insights que j’ai acquis pendant mes années d’enseignement de la théologie est que l’Esprit Saint a de fait été à l’œuvre et est toujours à l’œuvre dans la vie des personnes – de toute personne, partout, toujours, en tout temps, en tout lieu. Nous n’avons pas à transmettre l’Esprit Saint aux gens. L’Esprit Saint accomplit toujours son œuvre très bien merci. Ce qu’il faut, tant pour nous-mêmes que pour les autres, c’est d’aider à découvrir qu’il s’agit là d’une réalité centrale dans nos vies. Ce fait concerne notre questionnement ultime et notre étonnement comme désir de transcendance. Ce fait concerne aussi les expériences transformatrices qui se produisent dans nos vies, pour nous libérer du ressentiment et nous ouvrir à l’amour. Ce fait est déjà opératoire comme un don, mais nous devons le comprendre et nous l’approprier convenablement comme guide pour les décisions que nous prenons dans notre existence. Voilà je pense une façon intéressante d’aborder le nouvel évangélisme.

C’est exactement ce que viserait à accomplir le programme que je propose. Ce que je découvre dans les exercices pratiques de réflexion sur soi, c’est un dynamisme orienté à l’œuvre dans et parmi les opérations de notre conscience. C’est un dynamisme de dépassement de soi. Comme l’a découvert Augustin dans ce que Taylor appelle sa position « d’intériorité » – une position qui demeure centrale dans les projets de la modernité séculière – ce dynamique n’est rien d’autre que la présence du Divin à l’œuvre en nous – dans notre questionnement ultime et nos expériences transformatrices. Le contact avec cette réalité exige une pratique. Mais cette pratique s’apprend. Cet apprentissage, je pense, peut être offert par un programme orienté vers l’acquisition d’habiletés, structuré convenablement, en philosophie et en spiritualité. L’élaboration et la proposition d’un tel programme qui rejoigne véritablement les étudiants seraient, il me semble, un projet valable dans une université catholique possédant une charte pontificale, à cette époque de modernité séculière.

Je vous remercie.



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